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Nous pensons l’économie, non au sens des classiques et néoclassiques comme un ensemble de lois naturelles, mécaniques, immuables et nécessaires, mais comme un ensemble de rapports symboliques [1] entre les hommes (ce que Marx appelait la valeur d’échange), médiatisés par des représentations (des images, des idées, des systèmes de valeurs) qui servent de vecteurs à l’action et en déterminent ainsi la forme. De ce fait, l’ordre économique, et plus largement l’ordre matériel, qui comprend entre autre l’architecture et les productions technologiques, induit un certain nombre de rapports médiateurs de valeurs ; réciproquement c’est à partir de ces normes et valeurs, de ces représentations, de ces cultures (Kultur), de ces formes de vies, dont les activités humaines sont déduites, que se reproduisent alors les formes concrètes que prennent les systèmes économiques. La reproduction de l’une entraîne la reproduction de l’autre, les altérations de l’une entraînent les transformations de formes de l’autre.
Si Marx attribuait le primat à la Matière sur l’Esprit (pris ici au sens de la Pensée, de l’imagination), c’est parce que n’est possible de se réaliser que ce qui est inclus dans les possibilités (finies mais qu’il reste encore à explorer) de la matière, et non les possibilités infinies de l’Esprit [2]. Il donnait ainsi le primat à la matière, dans le cadre d’une théorie performative du changement social, parce que le développement des forces productives engendrait une économie de la force qui permettrait aux hommes de rendre le temps de travail marginal et de libérer du temps pour se consacrer à l’organisation par la base de la politique et de l’économie, à l’étude des sciences de l’homme et de la nature, à l’art et aux joies de l’existence.
Ceci n’empêchait pas Marx de situer l’économie dans une relation dialectique et non dans un déterminisme pur, mécanique et réducteur. La superstructure idéologique et culturelle constitue ainsi la forme servant de vecteur de développement, afin d’opérer une sélection contingente en ce qui concerne les possibilités finies mais multiples de développement ultérieur de l’infrastructure matérielle. Ainsi, ce n’est qu’avec des idées compatibles avec les possibilités de la matière que l’on peut exercer une volonté à même de modeler la réalité suivant un ensemble de désirs déterminés [3].
L’économie capitaliste, outre ses mystifications physicalistes et évolutionnistes [4], est soutenue par la promotion d’un ensemble de valeurs introjectées : esprit d’entreprendre, compétitivité, autonomie et liberté économique, individualisme, gloire et succès, mérite, rendement, rigueur, accomplissement de soi dans le travail, etc. Ces valeurs constituent autant des principes de légitimation de l’ordre économique établit que des idées à caractère performatif, disposant les sujets à la reproduction de rapports préétablis.
On pourrait nous rétorquer que le capitalisme à changé qu’il y à une différence qualitative indéniable entre capitalisme industriel et capitalisme postindustriel. Bien évidemment la réalité n’est pas si inerte, il ne s’agit pas d’une reproduction stricte, exacte. Le capitalisme subit un ensemble de modification au fur et à mesure des innovations techniques, institutionnelles et des réactions socioculturelles. Cependant, nous soutenons que ces changements n’altèrent en rien la tendance fondamentale du capitalisme, que toutes les innovations techniques institutionnelles et sociales intervenues vont dans le sens de son renforcement. En effet, s’il en était autrement, elles auraient effectivement transformé radicalement l’ensemble du système. Ce qui veut dire que les innovations qui ne s’inscrivent pas dans cette tendance fondamentale du capitalisme sont généralement abandonnées.
En cela, il n’y a pas de discontinuité entre modernité et postmodernité, puisqu’il n’y a pas de postmodernité. Le passage à une postmodernité impliquerait à notre avis un point de rupture, c'est-à-dire le passage à un système global ou l’ensemble des fondements économiques, politiques, socioculturels, et techniques seraient bouleversés. Ce que l’on constate en observant les évolutions de la seconde moitié du XXème siècle, c’est un certain nombre d’innovations qui ont modifié qualitativement l’ordre des choses, sans entrer pour autant en contradiction avec la logique fondamentale du système, mais plutôt s’inscrivent dans sa continuité [5].
Les développements du capitalisme, de la technique, de la structure sociale et institutionnelle, marquent bien davantage l’amplification de tendances contenues au sein de la modernité, qui, en arrivant à maturité chacune de leur coté, entrent en synergie, et donnent lieu à tout un ensemble de bouleversements flagrants et rendent visible ce qui était dans sa phase de genèse quelques décennies plus tôt.
Si la société a changée, elle reste malgré tout une société régie par les modalités d’accumulation, d’échange et de répartition capitalistes, ainsi que par l’impératif de rendement propre à la logique productiviste [6]. Elle se reproduit, diffuse et amplifie un ensemble de rapports, de comportement, de valeurs qui sont celles du capitalisme. Ainsi, la critique de ces rapports, de ces comportements, et de ces valeurs conserve toute sa validité. Les enjeux sociohistoriques de la modernité persistent et demeurent du domaine du possible, bien que leur réalisation semble pour le moment différée dans le temps.
Notes
[1] Nous entendons le terme symbolique en son sens de étymologique. « Sumbolon » en grec signifie objet coupé en deux servant de signe de reconnaissance. La notion de symbole est employée dans le présent texte pour désigner une reconnaissance mutuelle impliquant des formes de réciprocité)
[2] Il est malgré tout nécessaire de prendre en compte que l’inadéquation d’une idées avec les possibilités matérielles n’est parfois qu’affaire de temps, et dépend du niveau d’avancée des recherches scientifiques. La réalisation de l’idée n’est ainsi pas abandonnée, mais différée dans le temps.
[3] Si nous employons le concept de désir plutôt que la notion de besoin, c’est parce que cette dernière est plus facilement réductible à la question de la stricte nécessité mécanique, à la survie, tandis que le désir implique davantage une dimension qualitative de l’existence, une question de forme. Pour ne pas sombrer ici dans l’analyse positiviste, il est nécessaire de rappeler ce fait important développé dans la pensée de Spinoza, que le déterminisme exercé par la matière s’inscrit dans un rapport où l’homme, en tant que sujet affectif, est traversé par un ensemble de passions joyeuses et de passions tristes qui façonnent ses besoins, ses désirs, sa volonté. La rationalité est le mode de connaissance des lois universelles issue de la pratique et de l’expérience qui permet à l’homme de se sortir du règne des passions, de faire acte de volonté, de se diriger vers ses passions joyeuses plutôt que vers ses passions tristes. La rationalité prise en ce sens est pour Spinoza ce qui permet à l’homme d’augmenter sa puissance d’agir. Une fois en pleine possession de sa puissance, l’homme peut intervenir sur lui-même et son monde, afin de le transformer suivant ses désirs. On peut ainsi en déduire que le rapport du sujet affectif-rationnel à l’objet s’inscrit alors dans une relation dialectique, positive et négative, incluant l’être et son devenir, et que ce sujet n’est pas irrémédiablement soumis à un ordre naturel et social implacable et immuable, mais peut agir selon sa volonté pour construire son devenir en fonction monde qui lui est donné.
[4] Outre la théorie Smithienne de la main invisible, il se développe dans le discours de l’économisme libéral tout un argumentaire d’inspiration Darwinienne sur la conformité essentielle de l’économie capitaliste à l’état de nature, et notamment la « nature humaine », sur l’état de guerre de tous contre tous, pacifié sur le plan politique (la théorie du Léviathan de Thomas Hobbes), et transposée sur le plan de la concurrence économique, dont il se dégage une « sélection naturelle » des plus forts, des plus adaptés. Ce discours tente de se légitimer en se basant sur le présupposé que ce qui est conforme à la nature humaine est nécessairement bon, et ce qui ne l’est pas nécessairement néfaste, en faisant preuve d’un déductivisme historique idiot ne s’interrogeant pas sur le rapport entre conditions matérielles d’existence et comportement humain, qui balaie sans conteste cette idéologie.
[5] On pourrait citer, pour les innovations techniques, comme cela à été relevé dans de nombreux ouvrages sur la question, l’application généralisée de systèmes automatisés, la technologie numérique, le développement et la généralisation des communications à distance. Au niveau du système social, économique et politique, l’interventionnisme étatique dans la régulation économique et la concrétisation de l’Etat social. Enfin au niveau socio culturel, la pacification et la mise en sommeil de la lutte des classes, par la redistribution des bénéfices de la croissance des 30 glorieuses, et l’arrivée sur le plan politique de tout un ensemble de mouvements socioculturels (mouvements des femmes, reconnaissance ethnique, libéralisation de la sexualité, etc.)
[6] Nous soutenons et démontrons à ce propos dans « sur la question de l’environnement » que l’environnementalisme (hormis les mouvements les plus radicaux et anarchisants de la décroissance) ne s’inscrit pas en opposition avec la logique productiviste, mais bien dans sa continuité. La nécessité de gestion technoscientifique de la diminution ou de la transformation qualitative (technologies et marchandises vertes) de la production matérielle implique la nécessité de production de nouvelles normes, règlementations, de nouveaux contrôles, d’expertises, de recherches scientifiques, de technologies, d’infrastructures, dans un laps de temps très limité, qui entraîne dans ce cas l’ensemble de la société dans une course contre la montre imposant l’impératif de rendement. Pour pallier le déclin nécessaire d’un productivisme industriel et marchand, on projette la mise en place d’un ensemble de correctifs qui amplifient potentiellement un productivisme infrastructurel, institutionnel et technoscientifique.
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