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Pouvoir et Puissance
En Latin, il y avait deux termes pour désigner ce que nous nommons le pouvoir.
- Potere désignait le « pouvoir sur » : la domination, le commandement, la coercition.
- Potencia désignait le « pouvoir de » : le potentiel, la capacité. Spinoza, puis Nietzsche, parlaient à ce propos de « puissance », plus particulièrement de « puissance d’agir ».
[Sur Potere et Potencia, ainsi que les concepts de puissance, nous nous référons à Spinoza, Nietzsche, ainsi qu’aux travaux d’Antonio Negri dans l’anomalie sauvage, pouvoir et puissance chez Spinoza]
En ce qui concerne potere, la domination, il est ensuite nécessaire d’en distinguer deux formes :
- Le commandement et la coercition, qui se caractérisent l’ordre impératif et l’usage de la force.
- L’influence, la manipulation, et plus largement la production du « consentement », l’adhésion à une logique d’assujettissement, qui se manifestent par le dialogue et les stratégies de communication, de persuasion. [Se référer aux travaux de Michel Foucault sur la Biopolitique, ou encore Chomsky, la fabrique du consentement]
Il nous faut encore distinguer
- les « micros-pouvoirs » : le pouvoir limité s’exerçant ponctuellement, à petite échelle.
- Le marco-pouvoir [voire Michel Foucault] : la Souveraineté, le pouvoir de jugement, de décision, et de commandement absolu, s’appliquant de manière permanente, à grande échelle, au delà des volontés des Hommes.
Il est évident qu’il n’y a pas en pratique d’un coté la capacité et de l’autre la domination. La capacité peut produire de la domination (personnelle ou dépersonnalisée), qu’elle soit matérielle, sociale ou symbolique, qu’elle aboutisse à des formes de commandement ou donne lieu à des phénomènes de notabilité, et par conséquent d’hégémonie [Gramsci], de distinction et d’imitation[Bourdieu].
De même, la domination ne peut exister sans puissance, sans potentiel, sans capacité. Ainsi, il est nécessaire de penser la relation entre « pouvoir de » et « pouvoir sur », non sur la base de l’opposition, mais conjointement, en fonction des effets, des aboutissements que ces combinaison peuvent produire.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante : la production directe de puissance implique-t-elle la production indirecte de l’impuissance chez l’autre ?
A partir du traité théologico-politique de Spinoza, il est possible de distinguer deux formes de combinaison potere-potencia
- Le pouvoir d’assujettir, produisant la dépendance du sujet envers son maître de l’impuissance, incapacité de celui qui subit à agir de manière autonome.
- Le pouvoir émancipateur, qui produit de l’autonomie, permet au sujet d’agir seul, d’accomplir son potentiel, de créer et d’innover. [Par exemple, Emile ou de l’éducation de Rousseau, ou le maître ignorant de Rancière]
Horizontalité du pouvoir et pouvoir diffus
Le concept de pouvoir diffus de Foucault est asses proche, voire complémentaires des concepts d’hégémonie culturelle (Gramsci), et d’idéologie (Marx), de violence symbolique (Bourdieu) ou encore de servitude volontaire (La Boétie). Il met l’accent sur le fait que le pouvoir n’est pas simplement vertical : incarné par un groupe social, ou une instance institutionnelle, exerçant un commandement autoritaire sur la société. D’une part, les institutions sont des constructions sociales. La dimension verticale du pouvoir d’Etat, du pouvoir juridique, de la Souveraineté n’est qu’un phénomène subjectif, imaginaire. Le pouvoir est en vérité une relation horizontale. Il est comparable à des flux, il circule plus qu’il ne s’impose. C’est une relation de consentement entre l’Homme et la société, dont la verticalité n’est qu’une illusion, un dispositif produit pour favoriser ce consentement. Il se diffuse par la médiation des structures Etatique (Ecole, Prison) et sociales (Travail, Eglise), ou encore par l’art, et, comme le soulignaient également les penseurs critiques des années 70 (les Situationnistes, l’Ecole de Frankfort, Bourdieu), les médias et la publicité.
Il est également diffus parce qu’il traverse les différentes subjectivités qui compose le monde social. Il est l’ensemble des normes morales et esthétiques, des affects, des pratiques, des idéologies relatifs à un groupe social, voire à la pluralité de groupes sociaux composant la société. Il s’incarne dans les formes matérielles, architecturales, dans l’aménagement de l’espace, et dans les formes immatérielles, c'est-à-dire les mots, les images, les symboles, les affects, les fantasmes, les formes de vérités et de légitimité. Il est ce qui structure les aspirations d’une époque, y définit les idéologies, les oppositions politiques, ce qui pose les problèmes et les manières d’y répondre.
Les savoirs-pouvoirs
Pour Foucault, le savoir, en tant que forme de vérité, est un enjeu politique. La politique est le terrain ou s’affrontent les différentes formes de pouvoir pour la légitimité, pour faire reconnaître ou imposer leurs vérités. Il rompe ainsi avec l’idée d’une science neutre et d’une vérité pure, à laquelle s’opposeraient les mythes et les idéologies. La science, ou les sciences, les vérités scientifiques, sont structurées culturellement, et donc traversés de schèmes d’évidences dont sont également issus les mythes et les idéologies (cf. également : Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société). Les mythes et les idéologies influent donc sur la formulation des vérités scientifiques, qui elles-mêmes peuvent produire des mythes et des idéologies.
Biopouvoir et Souveraineté
Michel Foucault distingue le Biopouvoir du pouvoir souverain. Tandis que le pouvoir souverain, est un pouvoir essentiellement coercitif, qui consiste à discipliner les corps et les esprits, et à réprimer toute entrave à l’ordre établi, le Biopouvoir est une nouvelle forme de gouvernementalité qui consiste à « faire vivre et laisser mourir ». Il s’agit donc d’une forme de pouvoir qui intervient dans la régulation et l’animation de la vie sociale, qui est permissive, voire incitative. Cela correspond aux mutations des formes de gouvernance dans les pays occidentaux sortant de leur inertie et éprouvant un besoin de dynamisme, passants du modèle de l’Etat gendarme, ayant pour charge d’assurer l’ordre, au modèle de l’Etat Animateur, arbitre des conflits au sein de la société civile, dont il use de la volonté et de la créativité comme moteur d’évolution.
Biopouvoir vs Biopolitique :
Tandis que Foucault semble employer indifféremment les concepts de Biopouvoir et Biopolitique, Antonio Negri introduit une distinction entre ces deux concepts. Le Biopouvoir reste une forme de pouvoir relevant des instances gouvernementales (Etats, organisation internationales), la Biopolitique relève de l’action des « multitudes », des rapports sociaux qui se construisent au sein de la société civile.
Bios et Zoé :
La réflexion de Georgio Agamben sur la Biopolitique part quant à elle d’une réflexion sur le Bios. Ce terme, d’origine Grecque, signifie la « vie ». Or Agamben remarque que les Grecs utilisaient deux termes pour désigner la vie : Bios et Zoé.
- Zoé était employé par les Grecs pour désigner le simple fait de vivre, ce qu’Agamben qualifie de « vie nue »
- Bios désignait quant à lui la vie qualifiée, la « forme de vie », ou manière de vivre spécifique à chaque entité vivante, singulière ou collective.
Pour Agamben, la manière dont le pouvoir politique gère la vie se rapporte davantage à Zoé qu’à Bios, à une gestion de la vie nue plus qu’à une tentative d’articulation des formes de vie.
Cette réflexion est à mettre en perspectives avec les thèses de Lukács sur la réification, et de Marcuse sur l’Unidimensionnalité. Gérer la « vie nue » consiste en effet à nier la singularité, la spécificité, la dimension qualitative des différentes entités vivantes et à les traiter comme des choses, des entités quantifiables, des données calculables, intégrables dans des stratégies des organismes gestionnaires. Le Biopouvoir dont parle Foucault est en fait un « Zoopouvoir », c'est-à-dire une forme de pouvoir qui reconnaît chacun comme sujet porteur de valeurs, et gère la vie non de manière arbitrale, sur le mode de l’organisation de rencontres et de dialogues entre les différentes formes de vie, ayant pour but la recherche du compromis ou du consensus (« L’agir communicationnel » d’Habermas), mais réduit toute entité vivante en quantité de choses, qu’il gère de manière instrumentale stratégique, en fonction de ses intérêts (la cybernétique de Weiner).
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Certains Philosophes parlent de Post-modernité, ou d’Hyper-modernité pour qualifier notre époque. Ceux de l’Ecole de Frankfort, et notamment Habermas, parlent quant à eux d’anti-modernité, de modernité inachevée, ou encore de proto-modernité.
Habermas distingue modernité sociale et politique, modernité artistique et culturelle, et modernité technoscientifique. Si les deux derniers peuvent être qualifiée de modernes ou même post-modernes, la modernité sociale et politique est jugée par Habermas comme inachevée, et comme allant à l’encontre de ce qu’est modernité.
L’idée de modernité prise en ce sens, revoie à la logique du progrès et de raison. Si nos sociétés ont beaucoup progressé en terme de maîtrise efficace, elles ont pourtant été à l’encontre d’une des promesses de la science, qui était d’améliorer la qualité de l’existence. On peut dire qu’une forme de la raison (la raison instrumentale, la Technique) s’est imposée et a mis au pas, écrasé les autres formes de rationalités (raison(s) sensible(s), en valeurs) et la pratique, le monde vécu, les situations de communication dans lesquelles se jouaient les médiations de sens et de symboles, c'est-à-dire en fait le monde des Gens. Les valeurs de l’Humanisme constituaient et s’organisaient en un discours du monde vécu, comme le relais des discours des Gens contre le cynisme et la cruauté du pouvoir. Ce discours était considéré comme une autre forme de la raison, comme « l’autre raison ».
Aujourd’hui, l’Humanisme est un discours moral de domination, une légitimation/justification de la domination, et un dispositif de domination. Il est passé du champ de la pratique, du monde vécu, à celui de la Technique et du Pouvoir.
L’inachèvement de la modernité réside, selon Habermas, dans la mise à l’écart du monde vécu, de la pratique, des gens. L’enjeu serait ainsi de contribuer à la production d’un véritable « espace publique », d’un lieu ou les pratiques et les mondes vécus pourraient communiquer et se donner les moyens d’améliorer l’existence de tous. Oscar Negt va quant à lui plus loin, en développant, contre le concept Habermasien d’espace publique « Bourgeois », celui d’ « espace publique oppositionnel » (Oscar Negt, L’Espace Publique Oppositionnel). « L’espace publique oppositionnel » serait celui de ceux qui ne sont pas comptés, pas écoutés, mais qui s’organisent pour exister contre le Pouvoir.
La limite de l’étude de la seule modernité sociale consiste dans le fait de considérer la modernité scientifique et la modernité artistique comme très avancées ou achevée. C’est assez clair lorsque l’on étudie le discours sur la technique et la science que tient Habermas Habermas, La Technique et la Science comme Idéologie). Selon lui, le problème de la Technique et de la Science n’est pas tant un problème interne à la science qu’un problème d’appropriation idéologique, par le pouvoir, mais aussi économique (intérêts porté envers certaines recherches et de financements en conséquence). Cette proposition est juste, mais insuffisante. Pour Marcuse, au contraire, la science n’est pas un champ autonome, séparé du monde social et culturel (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel). S’il y a bien une culture scientifique, des termes et des concepts propres à la science, il y a aussi des schémas de raisonnement, et des manières de formuler les problèmes, qui, dans la science expérimentale, sont traversées par l’imaginaire social, par les évidences culturelles instituées, par l’idéologie, et l’analogie avec d’autres champs du monde social. C’est le cas lorsque l’on dit par exemple en biologie que les cellules sélectionnent les partenaires « les plus performants » avec lesquels ils vont se composer, ou encore lorsque l’on s’inspire des mythes et des imaginaires religieux pour essayer de dépasser par la technique les limites de la Nature. C’est ici que la rencontre entre la science et l’art, la connaissance et l’utopie, peuvent donner lieu à de nouvelles découvertes, de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives historiques. Elle peut ainsi amener la production d’un discours du changement, d’un discours de subversion.
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Avant d’entrer dans l’analyse de l’extrême droite contemporaine, il convient tout d’abord de s’entendre sur ce que l’on nommera par « fascisme ». Sur ce point, il y a plusieurs définitions.
La première concerne le mouvement historique s’étant développé dans l’Italie de l’entre-deux guerres. La seconde désigne quant à elle les mouvements ou régimes à prétention dictatoriale, nationaliste, totalitaire, autoritaire, répressive et violente, et inclut par conséquent le nazisme. Elle n’inclut pas le Léninisme ni le Stalinisme, car les mouvements fascistes se sont affirmés comme fortement hostiles à la lutte de classe et au communisme, constitués comme mouvements contre-révolutionnaires de droite, favorables à une réconciliation entre classe ouvrière et patronnât, dans le cadre d’un capitalisme national en concurrence avec les autres capitalismes nationaux.
Nous partirons, quand à nous, de la définition qu’a pu élaborer Théodore W. Adorno. Dans les années 50, Théodore W. Adorno réalisé une étude de psychologie sociale sur la personnalité autoritaire dans le cadre du programme d’étude de l’Ecole de Frankfort sur l’émergence du fascisme et du nazisme. Plus de 2500 questionnaires ont été remplis par des étudiants, des ménages de classe moyenne et des ouvriers.
Cette étude consistait dans la mise à jour de la structure caractérielle des personnes réceptives à l’antisémitisme et susceptibles d’adhérer au fascisme. Il s’agissait d’élaborer un instrument capable de mesurer la potentialité de réceptivité au fascisme. Cet instrument de mesure du potentiel d’adhésion au fascisme fut appelé « échelle F ». Cette échelle contenait plusieurs variables :
- Le Conformisme : fort attachement aux valeurs dominantes de la classe moyenne. Comportement et apparence extérieure correcte, insistance sur la propreté, ardeur du travail, goût du succès.
- L’Ethnocentrisme : repli sur le groupe d’appartenance, et mépris des groupes extérieurs.
- Le Pessimisme Anthropologique: anti-humanisme cynique, tendance à penser que le monde est composé de mouvements dangereux, que l’autre constitue une menace, un ennemi, a penser que les hommes sont mauvais par nature et qu’une instance suprême doit s’imposer à eux pour les diriger et leur permettre d’accomplir quelque chose de positif.
- L’Autoritarisme : besoin excessif d’autorité, pensée soucieuse de hiérarchie. Chacun doit être à sa place et remplir le rôle qu’on lui donne. Soumission absolue au normes et valeurs du groupe d’appartenance. Agressivité se traduisant dans une volonté de rejeter, condamner, réprimer et punir ceux qui ne respectent pas les normes et valeurs conventionnelles.
- Le Besoin de démonstration de Puissance : besoin de donner des preuves de virilité, de dureté. Soucis exagéré pour les rapports dominants/dominés, leader/suiveur, fort/faible. Forte identification aux figures de la domination. Rejet de la sensibilité, de la douceur, de l’imagination, de l’autoréflexion. Méfiance exagérée à l’égard des « débordements » sexuels, notamment l’homosexualité.
- Le Mysticisme : tendance à penser que le destin de la personne est régi par des puissances supérieures.
D’un point de vue psychanalytique, la personnalité fasciste se compose d’un « moi » faible, d’un « ça » étranger au moi, c'est-à-dire d’une tendance à redouter les pulsions et a vouloir les contrôler où les réprimer, d’un « surmoi » extériorisé, placé dans le groupe d’appartenance, les instances suprêmes, la personne du chef.
La définition du fascisme élaborée par Théodore W. Adorno nous apparaît comme la définition la plus perfectionnée, bien qu’elle soit incomplète, notamment en ce qui concerne la question de la Raison (de manière très paradoxale, le fascisme se caractérise idéologiquement par un profond rejet de la raison scientifico-technique, tandis que dans la pratique, ce sont principalement les régimes fascistes qui ont poussé cette forme de la raison jusqu'à son paroxysme). Néanmoins, cette définition, ne se limitant pas à l’étude des mouvements et des événements historiques, ni à une simple condamnation morale du fascisme, parvient à identifier ce qu’est le fascisme en tant que subjectivité. Elle permet ainsi de connaître et de comprendre la manière dont s’articule la structure idéologique et normative du fascisme, ainsi que des déterminismes psychosociaux à la base de cette adhésion. Or c’est en se saisissant de cette structure idéologique et normative que nous pourrons développer des outils et une critique permettant de faire reculer le fascisme, de le dévoiler comme une fausse opposition au système.
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1 L’Evolution selon Charles Darwin
Nous ne nous étendrons pas sur la théorie de l’Evolution de C.Darwin, ni ne renierons le principe d’évolution génétique des espèces qu’il a pu mettre a jour. Nous nous contenterons ici de rappeler ses principes fondamentaux. Dans De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle, Darwin pose le fait que les espèces évoluent par « voie de sélection naturelle », dont les prémices sont les suivants :
- Il existe dans la nature un état de pénurie mettant en concurrence les différentes espèces, ainsi que les membres de ces espèces, pour l’appropriation des ressources nécessaire à leur préservation et/ou à leur expansion.
- Seules les espèces les plus performantes, les plus adaptées, évoluent, tandis que les autres sont vouées à disparaître.
- Parmi les espèces, il existe des spécimens mieux dotés que d’autres. Ils disposent de certaines caractéristiques physiques leur conférant un avantage en situation par rapport à leurs congénères. Ils sont plus imposants physiquement, plus souples, plus rapides, plus forts, ont des mâchoires plus développées, etc.
- Il s’opère donc un processus de sélection au sein de chaque espèce, du fait que certains membres disposent, du fait de leurs propriétés génétiques, d’une plus grande aptitude à survivre et à se reproduire.
D’inspiration Malthusienne, Darwin postulait également que :
- Tandis que les espèces (ou les membres des espèces) les moins adaptées disparaissent, les espèces (ou les membres des espèces) les plus adaptables se développent jusqu'à un certain seuil de saturation, au-delà duquel elles ne peuvent disposer des ressources nécessaires à leur survie. A ce stade, l’espèce peut diminuer numériquement, muter pour s’adapter au milieu, ou disparaître (ce qui signifie qu’elle était devenue incapable de s’adapter à son milieu).
Si Darwin reconnaissait l’existence de phénomènes d’entraide et de solidarités animale spontanées, il les considéraient néanmoins comme des phénomènes marginaux du processus d’Evolution, dont l’élément déterminant était pour lui le processus de sélection.
2 Le Darwinisme social ou la récupération droitière de la théorie de l’évolution
L’expression « Darwinisme Social » est une invention du philosophe Herbert Spencer, contemporain de Darwin. Tandis que Darwin s’est fermement opposé à l’application de ses théories biologiques à l’analyse des sociétés humaines, Spencer s’en servit pour interpréter les phénomènes sociaux comme lutte pour la survie dans lesquels seraient sélectionnés les plus aptes.
Selon l’idéologie Evolutionniste de droite, aussi appelée « Darwinisme Social », les hommes, comme les autres espèces animales, sont nécessairement en concurrence les uns avec les autres, et entrent en lutte les uns contre les autres pour assurer leur survie ou améliorer leur existence. Telle est leur nature profonde. La civilisation, l’économie capitaliste, sont ainsi considérés comme le fuit de l’évolution, et en tant que tel, comme le reflet de l’état de nature, de la nature authentique de l’homme. Les plus évolués atteignent ainsi les plus hautes positions sociales, tandis que les moins évolués se retrouvent en bas de l’échelle sociale. L’inégalité et l’injustice entre les hommes sont ainsi justifiées par l’idéologie scientiste dérivée de la théorie de l’Evolution.
Les courants les plus à droite sur le plan économique (ultralibéraux et libertariens) considèrent, dans la lignée de Spencer, que l’intervention de régulation étatique, sur le plan économique et dans la prise en charge de missions sociales, constitue un frein en matière d’évolution. Le rôle de l’Etat, pour ces courants, se limite au fait de garantir les fonctions de sécurité minimales, tandis que le « marché » doit pouvoir se développer librement. Or la concurrence « libre et non faussée » engendre nécessairement des inégalités. Du fait de la concentration capitaliste, elle a tendance à générer des oligopoles et des monopoles, a mettre en concurrence de la main d’œuvre afin de baisser le « coût » du travail, a dégrader le climat, a piller de manière immodéré les ressources naturelles, particulièrement celles des pays pauvres, a rendre les populations paupérisées plus vulnérables. Toute l’activité de la classe dominante est tournée vers sa propre préservation, au détriment du reste de l’Humanité, qui doit, pour rester servile, être maintenue en situation de précarité matérielle et de soumission idéologique. A terme, avec le poids du temps, du capital transmis de génération en génération, il ne s’agit même plus de sélection naturelle, mais de reproduction sociale et historique de la domination, d’une classe sociale qui se maintient, en plus de la possession du capital, de l’Etat, des outils de soumission physiques et idéologiques, pas le poids de la tradition et de l’habitude, la force de la normalité apprise.
Cette conception était notamment celle du front national à l’origine, lorsque celui-ci se cantonnait à un simple rôle d’opposition de droite, dont il n’entrevoyait pas de possibilité d’accéder au pouvoir. Le changement d’orientation récent du FN, consistant dans l’abandon d’un libéralisme reaganien, jadis prôné par lepen père, pour une logique plus keynésienne développé par lepen fille, s’explique très logiquement. Profitant de la situation de crise économique mondiale, le FN y perçoit une possibilité d’accéder au pouvoir. Or pour y accéder, il est nécessaire d’obtenir le consentement d’une grande partie de la population, notamment celui des classes populaires, qui, du fait de leurs situations socioéconomiques, seraient plus enclin à se tourner vers la gauche. Le Keynésianisme n’est ainsi qu’un moyen temporaire pour gagner le consentement de la population et prendre le pouvoir. Sur le long terme, il s’agirait d’affaiblir les classes populaires et de revenir à l’Etat régalien pour protéger la bourgeoisie nationale.
L’Evolutionnisme d’extrême droite s’inscrit donc en continuité de celui de la droite. Il trouve néanmoins sa spécificité dans le fait de poser la problématique de l’évolution non seulement sur une base socioéconomique, mais aussi territoriale (nationale, continentale) ethnique, culturelle ou civilisationnelle (espace territorial, ethnique et culturel). Il mélange les dimensions biologiques et les dimensions sociales : l’évolution concerne à la fois la production d’êtres dominateurs sur le plan physique, mais aussi dominants intellectuellement, économiquement et socialement. Il est légitime, selon cette conception, que la civilisation la plus évoluée domine les autres et que les êtres les plus évolués de cette civilisation dominent les autres les moins évolués ; dispose des territoires les plus favorables, des ressources les plus avantageuses, de privilèges particuliers, et soient valorisés socialement, matériellement et symboliquement ; que les plus faibles soient éliminés, soit directement (le Nazisme), soit indirectement (le Malthusianisme). Cependant, il ne s’agit pas d’une « Théorie » de l’Evolution par voie de sélection « naturelle », mais d’une « idéologie » de l’évolution par sélection « volontaire et contrôlée », pouvant aller des politiques (anti-) sociales « soft » à l’eugénisme.
Si l’évolutionnisme de l’extrême droite constitue une extension de l’évolutionnisme de droite, cette extension le place néanmoins en contradiction radicale avec ce dernier. L’idéologie évolutionniste du capitaliste libéral se limite au champ socioéconomique. Se limitant à une dynamique non structurée par des valeurs rigides et totalisantes (la thèse de la « cage d’acier » de Max Weber), elle se trouve en mesure de faire preuve d’adaptabilité et de souplesse quant aux évolutions socioculturelles, de mœurs. Elle intègre et se nourrit des différences émergeant au sein de divers groupes sociaux, y trouvant la source d’un renouvellement constant favorable à sa dynamique marchande. Au contraire, le capitalisme d’extrême droite est incapable d’une telle dynamique. Du fait de sa rigidité en ce qui concerne les mœurs, il doit nécessairement réprimer et exclure.
Il est certes juste de critiquer la dynamique marchande du capitalisme et ses effets désastreux, tant en termes de dégradation de la Nature que de dégradation de la sociabilité, cependant, sans cette dynamique marchande, le capitalisme n’a pas de raison d’être, et personne, si ce n’est la bourgeoisie capitaliste, ne trouverait un intérêt à y participer. La critique que formule l’extrême droite à l’égard de la « modernité », lui reprochant d’avoir entravé un ordre naturel harmonieux, n’a pas d’intérêt au regard de l’évolution, dans la mesure où il est question d’un capitalisme d’austérité et de stagnation articulé autour d’un ordre hiérarchique et éliminatoire.
3 Théorie scientifique ou idéologie ?
Le « Darwinisme social » ne constitue pas une véritable théorie scientifique, mais plutôt une croyance et une idéologie. L’usage de la science comme justification de l’idéologie dominante, ou comme tentative de légitimation de la critique sociale, est un phénomène récurrent dans l’histoire des sciences. Ce phénomène ne s’applique pas qu’a la théorie de l’Evolution. Il s’est également produit au sein de la psychologie, notamment en ce qui concerne la théorie Freudienne. S’y sont notamment affrontés des courants conservateurs (Jung) et des courants progressistes révolutionnaires (Freudo-Marxisme). L’enjeu de ces débats n’est pas tant d’établir une vérité scientifique, que de discuter de la place que les théories scientifiques doivent occuper dans la société, de ce qu’elles indiquent comme perspectives d’avenir, des limites qu’elles y posent et des perspectives qu’elles peuvent ouvrir. Loin de s’agir d’une « perversion » de la science, il est plutôt question d’une lutte politique pour la vérité. Les groupes dominants cherchent à garantir la continuité de leur domination en mobilisant les outils qui normalisent cette domination, et leurs opposants s’approprient des contenus scientifiques pouvant démontrer la contingence de la domination établie.
Dans cette lutte politique, la science n’est qu’un objet par défaut, tout comme peuvent l’être l’histoire, la religion, les valeurs dominantes de la République et de la Démocratie. Le pouvoir s’empare de ce qui est structurant dans la société, et par conséquent qui est à même de le renforcer. Les classes dominantes interprètent spontanément les théories scientifiques en fonction de la vision qu’ils ont de l’existence, de ce qu’elles considèrent comme normal ou naturel. De la même manière, elles s’emparent des contenus scientifiques qui correspondent à cette vision du monde, ou les adaptent pour qu’ils s’y insèrent. La domination capitaliste produit ou s’approprie des contenus considérés comme légitimes qui vont justifier une logique de concurrence et d’enrichissement personnel, ou bien adapte ces contenus pour qu’ils justifient cette logique. On peut ainsi constater ce phénomène en ce qui concerne le protestantisme. L’éthique protestante considérait en effet la richesse matérielle comme un signe d’élection, et encourageait ainsi les hommes à adopter une attitude concurrentielle dans une perspective d’enrichissement individuel. Elle constituait, tout comme la théorie de l’évolution, une forme de légitimation de la domination capitaliste où la concurrence constitue un phénomène central. Nature dangereuse et hostile, pénurie, situation de lutte sauvage pour l’existence, concurrence, compétition, valorisation de la force, de la brutalité et de l’intelligence comme composantes de la capacité à soumettre, soucis de hiérarchie, de préserver les « meilleurs », volonté de laisser disparaître les plus « mauvais » plutôt que de modifier les conditions structurelles et de les doter de la capacité de s’améliorer : on retrouve, dans l’éthique protestante, tout comme chez Malthus et Darwin, les schèmes de l’imaginaire social de la domination telle qu’elle s’est développée dans la culture occidentale, et donc la même possibilité pour la domination capitaliste de s’en emparer et d’en user comme outil de légitimation des politiques socialement injustes. Cette domination puise donc les outils nécessaires à sa légitimation dans les productions de la pensée issues de l’ensemble de connaissances culturellement dominant. Dans une société où domine l’enchantement religieux, le capitalisme se trouve des justification religieuses, tandis que dans une période de désenchantement religieux, il doit trouver sa légitimité ailleurs, dans ce qui s’affirme comme système de croyance dominant. Lorsque la science prend une telle place, la domination capitaliste va puiser au sein de la science pour s’auto justifier, et va ainsi instrumentaliser une théorie scientifique à cet effet.
4 La critique de Kropotkine
En 1902, Pierre Kropotkine, théoricien révolutionnaire anarchiste et biologiste reconnu, publia un essai intitulé L’entraide, un facteur de l’évolution. L’objet de cet essai était, comme sont titre l’indique, de démontrer que l’entraide constituait un facteur déterminant de l’évolution, et non un simple fait marginal, comme l’envisageaient Darwin et ses continuateurs. La critique de Kropotkine, s’appuyant sur un certain nombre d’observations, aussi bien éthologiques qu’anthropologiques, entendait démontrer la place prédominante des phénomènes d’entraide et de solidarité dans le processus d’évolution. Si Kropotkine reproche à Darwin d’avoir sous-estimé la place des phénomènes d’entraide sur le plan biologique, sa critique déborde largement du cadre strictement scientifique pour se placer ensuite sur le plan politique. Elle s’adresse davantage aux idéologues de la domination capitaliste (philosophes, économistes, sociologues), et plus particulièrement à ceux qui se sont appuyés sur les thèses de Darwin pour légitimer des théories de la domination, de la sélection, de l’exploitation et de l’élimination. Elle s’oppose à une vision guerrière de l’existence, envisagée comme lutte perpétuelle de tous contre tous pour la survie, au sein de laquelle l’autre serait systématiquement envisagé comme une menace (« l’homme est un loup pour l’homme »). Pour Kropotkine, ces moments reflètent moins des moments de l’évolution que des périodes de crises anecdotiques dans le fonctionnement normal de l’évolution. Il souligne de plus que c’est dans l’association, la coopération entre ses membres, que les espèces, les groupes sociaux, les sociétés humaines, trouvent les meilleures ressources pour assurer leur survie, tandis que dans la guerre mutuelle, elles se rendent vulnérables et prennent le risque de disparaître. D’une théorie biologique, on passe donc, chez Kropotkine, à une théorie du développement économique et social, au cœur de laquelle les phénomènes d’entraide et de solidarité prennent une place prépondérante, mettant l’accent sur les échanges volontaires et réciproques de ressources, de moyens de production et de connaissances, comme condition de l’amélioration qualitative de l’existence pour tous les Hommes. Il s’agit en finalité d’une critique politique, s’opposant à l’appropriation des ressources, des savoirs et des moyens de production par des minorités, à l’organisation volontaire d’une économie concurrentielle basée sur la rareté et l’accumulation privée, donc d’une critique anticapitaliste visant le développement de formes de collectivisation, de partage et d’entraide comme forme sociale motrice de l’évolution humaine.
5 L’entraide chez les « solidaristes » : déviation fallacieuse de l’Entraide ou fidélité au Darwinisme Social ?
Contrairement à l’idéologie qui domine au sein de l’extrême droite, selon laquelle les plus faibles doivent être éliminés, les courants « solidaristes » d’extrême droite reconnaissent l’existence de phénomènes d’entraide, les considèrent comme producteurs de valeur et tentent ainsi d’en faire la promotion. Cependant, cette forme d’entraide est inégalitaire. Elle reconnaît le besoin de solidarité lié à l’inégalité des conditions, certes, mais le but de cette solidarité n’est pas d’aboutir à une situation d’égalité sociale. La solidarité est intégrée dans une logique hiérarchique qui la neutralise et en fait un outil pour la domination capitaliste. Le salarié doit être solidaire de son patron, le citoyen doit être solidaire de son Etat, le patriote de sa patrie, contre les autres entreprises, Etats, patries. Dans cette logique, l’être singulier est nié, n’est pas reconnu pour lui-même, mais uniquement d’un point de vue fonctionnaliste et utilitariste, en fonction de ce qu’il apporte à l’entité collective, l’appareil productif. La solidarité n’a pour fonction que de permettre à l’appareil productif de fonctionner de manière optimale. Si elle ne le permet pas, alors elle n’a pas d’intérêt pour les solidaristes. Ensuite, la solidarité se joue au niveau d’un groupe restreint, qui se trouve nécessairement pris dans une situation d’antagonisme et de concurrence avec d’autres groupes (entreprises, nations), pour l’appropriation des ressources et du fait de sa volonté d’expansion illimitée. Cette base de concurrence économique comprend dans ses conséquences une logique d’élimination des plus vulnérables. La manière dont l’extrême droite solidariste mobilise le concept d’entraide est à l’antipode de ce que Kropotkine a tenté de mettre en valeur à travers ses travaux. En effet, l’entraide était un concept qui entendait démontrer la validité des comportements généreux dans le cadre de l’évolutionnisme, et qui était censé travailler dans le sens de la construction d’une société plus égalitaire. En cela, le solidarisme correspond davantage à un darwinisme social réaliste, pragmatique. Il conserve à la fois ses aspirations de grandeur, sa vision idéaliste du progrès et de l’évolution (celle-ci étant perçue à travers les « grandes réalisations » du collectif : ses productions intellectuelles et artistiques, ses prouesses techniques et non en fonction de l’amélioration de la qualité de l’existence pour tous ses membres) son cynisme utilitariste et misanthrope. Ce n’est donc pas parce que l’on mobilise le concept de solidarité que l’on se situe du coté de l’égalité et de l’amélioration réelle des conditions l’existence. Comme le prouvent les courants solidaristes d’extrême droite, elle peut très bien constituer le moyen de faire perdurer des régimes d’exploitation et d’oppression.
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