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Par pensée-critique le 30 Décembre 2012 à 09:27
I LA PENSEE ET L’AGIR NE CONVERGENT PAS TOUJOURS
1 Les limites de la conscientisation
Selon certaines idées reçues, récurrentes chez les acteurs du changement social, il suffirait que les gens prennent conscience des réalités qui les entourent pour commencer à agir. Les méthodes de certains groupes politiques, consistant dans l’information, la diffusion d’écrits, l’énonciation de discours, témoignent d’ailleurs de cette idée selon laquelle la conscience produirait mécaniquement de l’engagement. Pourtant, la réalité ne cesse de rappeler que l’information et la connaissance ne suffisent pas à mobiliser. Certes, elles provoquent de l’indignation, de la colère, du mécontentement. Pour autant, cette indignation, cette colère, ce ras l’bol, ne dépassent pas souvent les limites du logis pour s’exprimer dans la rue. Il s’exprime parfois (de manière totalement déformée !), dans les urnes, que ce soit par l’abstention ou le vote protestataire. Mais de cette manière, il ne communique que le silence de la personne, non sa critique de la société, ses revendications et ses idéaux.
2 Les conditions de la révolte : objectives ou subjectives ?
Le discours matérialiste sur « conditions objectives », présent dans la rhétorique marxiste, tente d’expliquer, de manière assez réductrice, cette faiblesse de l’engagement : Si les gens ne se mobilisent pas, c’est parce que les conditions objectives ne sont pas réunies. Mais de quelles « conditions objectives » s’agit-il ? Est-il question des conditions de vie matérielles ? Du niveau de développement des forces productives ? De celui des organisations de lutte sociale ?
En outre, à tous les niveaux, on peut trouver des contradictions : Les forces productives ont atteint un niveau de développement largement suffisant et contiennent encore un potentiel de développement qui ne pourrait se mettre en place que par un mouvement de transformation sociale radicale (automatisation, fin de l’obsolescence, production à durabilité maximale). Le mode de développement des sociétés industrielles avancées constitue une menace pour sa propre existence et pour la survie de l’humanité. Le chômage et la précarité ne cessent de se répandre, et nous venons de subir 30 ans de récession, ponctuées par la crise de la fin des années 2000. Les services publics et la protection sociale n’ont de cesse d’être attaqués par les gouvernements successifs (socio-libéraux et néolibéraux). Si les conditions objectives d’une révolution ne sont pas réunies, que faut-il donc ? La pénurie alimentaire ? Des milliers de morts ? On remarque d’ailleurs que cette situation, loin de favoriser l’opposition de gauche, est largement profitable à la réaction conservatrice et au retour du fascisme. Les conditions objectives susceptibles d’expliquer le non-engagement sont sans conteste celles du contrôle social : outillage policier et militaire, atomisation, individualisme, responsabilisation, culpabilisation. En outre, ces conditions sont celles que l’extrême droite revendique et contribue à mettre en place en influant et sur la société, et, presque mécaniquement, sur les politiques. Enfin, expliquer la faiblesse de l’engagement par le niveau de développement des organisations de lutte sociale est une tautologie. Le niveau de développement des organisations dépend de l’engagement, du fait qu’il en est l’aboutissement.
Par ailleurs, des révoltes et des révolutions ont eu lieu dans des contextes bien plus favorables. Il n’y a qu’à penser à la prise de pouvoir de la bourgeoisie montante lors de la Révolution Française de 1789, ou encore aux mouvements sociaux et culturels des années 60/70 (une période de croissance et de prospérité). A l’inverse, d’autres révoltes et révolutions ont eu lieu dans des conditions bien moins favorables : la Révolution Russe d’Octobre 1917, les récentes Révolutions Arabes. Par conséquent, il n’y a pas de loi déterminant que les révolutions se produisent dans les meilleures ou les pires conditions sociales. Ces révoltes on davantage en commun l’existence d’un pouvoir politique, d’une classe sociale, dominante mais de moins en moins dirigeante, c'est-à-dire qui se maintient au commandes de la société, la contrôle, mais ne lui donne plus de direction, ne la fait plus avancer, ne partage plus ses idéaux (Gramsci). Qu’en est-il aujourd’hui ? La classe dominante partage-t-elle ses idéaux avec la grande majorité de la population, on ne reste-t-elle au pouvoir que du fait de l’impuissance qu’elle parvient à générer ? Un peu des deux pourrait-on dire. Une très faible partie de la population adhère à la logique du néolibéralisme mondialisé, consent à la domination du MEDEF, mais l’adhésion à l’idéologie du capitalisme, du libéralisme économique (ou du mois aux Keynésianismes et autre forme de régulation et d’interventionniste étatique) reste prépondérante. Cette opposition entre les conséquences logiques du capitalisme libéral et les volontés de le maintenir malgré tout, en espérant le moraliser et le réinscrire à échelle humaine, se traduit assez logiquement dans une perspective réactionnaire, une volonté de retour à une situation antérieure, dans laquelle le libéralisme semblait fonctionner correctement, ou les hommes ne se sentaient pas dépossédés, par un système de domination impersonnel et difficilement saisissable, de leur pouvoir, au double sens de capacité d’agir et de domination.
Ce ne sont donc pas tant les conditions objectives qui font défaut (au contraire, il existe plus de raisons qu’il n’en faut pour se révolter !), mais les conditions subjectives. Par conditions subjectives, il ne faut pas simplement entendre la pensée, les savoirs et les orientations politiques, mais également ce qui fait de l’ « étant » un « être », ce qui le constitue en sujet, le met en action. A ce niveau, la conscience et les situations objectives sont des conditions certes nécessaires, mais insuffisantes pour générer des formes d’engagement. Réciproquement, elles peuvent, sinon y naitre, du moins se développer, évoluer et s’approfondir, dans les contextes de mobilisation, par les expériences, les rencontres, les discussions.
II CONDITIONS DE L’ENGAGEMENT :
Le Réseau
Comme nous l’avons analysé précédemment, l’engagement ne dépend pas uniquement du niveau de conscience ou des conditions objectives. L’activité politique n’est pas l’affaire de personnes isolées agissant dans leur coin sans incidence sur le monde, mais au contraire, consiste à agir sur la société pour en modifier la forme, le fonctionnement. Elle est une activité à la fois sociale et collective. Ainsi s’engager, militer, relève de phénomènes de regroupements et d’actions collectives. De ce fait, la présence, l’implantation, l’accessibilité, d’une organisation politique, syndicale, d’une association ou d’un collectif, constituent des facteurs déterminants en matière de socialisation militante. Cette présence est ce qui différencie le militant à très grande force de conviction, qui diff seul ses tracts sur le marché du dimanche matin, du militant moins déterminé qui agit au sein d’un groupe actif avec lequel il a des contacts réguliers. Sans dénigrer l’engagement du premier, il s’avère que le second peut, bien que moins déterminé, devenir plus actif, se mobiliser davantage, et participer à des initiatives de plus grande ampleur. La présence d’un groupe constitue également le facteur explicatif de certaines situations de dissonances entre les convictions du militant et celle de son groupe. Certains militants, au profil plus disciplinaires, se retrouvent parfois dans des organisations libertaires, des libertaires dans des structures autoritaires, des autogestionnaires dans des structures bureaucratiques, des révolutionnaires dans des structures réformistes. Ce ne sont pas tant les positions de l’organisation qui sont déterminantes, mais sa dynamique de groupe, qui permet à des gens qui n’agiraient pas seules de se donner un cadre d’action. Les relations d’amitié, d’attachement, sont également déterminantes en ce qui concerne à la fois dans la socialisation militante, mais aussi dans la durabilité de l’engagement. Ceci explique parfois que certains militants se trouvent de plus en plus éloignés des positions de leur groupe, mais y restent pour des raisons affinitaires.
Le contexte et l’événement
Enfin, l’engagement dépend également du contexte et des événements, c'est-à-dire de faits qui surgissent sans être anticipés, et qui ont une influence déterminante dans le cours des choses. Ils peuvent donner un regain d’intensité à l’activité militante, entrainer des volontés d’agir, de s’organiser, de se fédérer, d’échanger. Ils peuvent également transformer la nature des organisations, leur mode de fonctionnement, attirer l’attention sur des phénomènes nouveaux et élargir la critique sociale. Les mouvements sociaux des années 60-70 illustrent parfaitement cette logique de l’engagement où le contexte et l’événement sont déterminants.
CONCLUSION
Si la conscience et les conditions sociales, objectives et subjectives, constituent des facteurs incontournables de l’engagement militant, le réseau et l’implantation des différentes structures, ainsi que le contexte social et les événements qui surgissent n’en sont pas moins déterminants en matière d’engagement. De plus, le « faire ensemble », qui peut être lié au réseau, peut avoir une influence tout aussi déterminante, tant en ce qui concerne la production de formes d’engagements que dans leur modification substantielle. En effet, en se mobilisant collectivement, on traverse des expériences communes, on fait face ensemble à des réalités particulières, à certaines limites qui poussent à se mettre en question, à analyser la situation, réajuster ses positions. Ainsi, la pratique collective, l’expérience et ce qu’elle produit, sont toutes aussi importantes que les conditions matérielles, les positions dans la structure sociale, le réseau et l’implantation des structures, ou le contexte général et les événements qui surgissent.
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Par pensée-critique le 11 Décembre 2012 à 11:59
Symbole
Symbole provient du Latin Sumbolum. Il désigne un anneau coupé en deux que des personnes, qui allaient s’éloigner géographiquement durant une longue période, utilisaient pour se retrouver des années plus tard. Le symbole contient par conséquent les notions de reconnaissance et de réciprocité. De reconnaissance dans la mesure où l'objet matériel permet d'appeler à un contenu. De réciprocité, du fait que cette reconnaissance est partagée par plusieurs personnes. Le symbole est le fait que l'objet permet de faire le lien entre plusieurs personnes malgré l'effet de distance géographique. Il permet ainsi la coopération et la coordination, à une plus grade échelle que la simple immédiateté locale.
L'objet symbolique peut être matériel - c'est le cas, par exemple, de l'anneau coupé en deux, d'une bannière, de la monnaie - ou immatériel, c'est à dire une image, une idée, un concept, d'une institution, un thème musical et un chant - par exemple, de la faucille et du marteau, du A cerclé anarchiste, de la lutte de classe, du socialisme, mais aussi de la démocratie, de la sécurité sociale, de la retraite, de la couverture santé. Ce sont des symboles au sens ou ils permettent à des gens d'identifier le fait qu’ils partagent du commun, et par conséquent de se trouver et d'agir ensemble.
Fétiche
Le fétichisme se réfère au fétiche. Le fétiche est en effet une petite statuette à laquelle les sociétés primitives attribuaient des propriétés magiques. Fétichisme désigne donc la tendance à attribuer à des objets des valeurs propres, alors que ces valeurs lui sont extérieurs à l'objet et sont le propre de la société. Il en découle une certaine forme d'aliénation sociale puisqu’à terme la société ne reconnait plus les propres valeurs comme son propre produit, tend à les extérioriser, les projeter dans des objets, et donc à se distancier d'elle-même.
Symbole et Fétiche
Symbole et Fétiche sont a priori la même chose. Ils projettent du virtuel, de l'imaginaire, sur des objets réels, matériels ou immatériels. Cependant, on remarque que leur différence fondamentale se situe au niveau de leur manière d'exister au sein des rapports sociaux. Le Symbole se définit par sa fonction de rappel, de confirmation, de l'existence d'un rapport interindividuel ou social - en fonction de l'échelle à laquelle il est partagé, c'est à dire d'un groupe restreint de personnes à une collectivité entière. Le Fétiche se distingue du symbole dans la mesure où il échappe aux rapports sociaux, s'en autonomise. Cette autonomisation s'opère avec la traditionalisation, c'est à dire l'influence du temps, de l'habitude, de la routinisation. Les nouvelles générations trouvent dans ce cas face à elles un monde déjà construit et codé, lorsque les générations précédentes vivent et transmettent ces rapports sociaux sous forme de normes prescriptives, c'est à dire en oubliant de les penser, d'en comprendre la logique, l'intérêt, mais aussi (et surtout) les limites. On peut ainsi dire que le Symbole devient un Fétiche quant il n'a plus pour fonction de confirmer un rapport social, mais de le produire, de l'imposer. C'est à travers ce processus que le fétiche acquière un caractère idéologique, normalisateur et prescriptif. D'objet de reconnaissance réciproque, il devient outil de production, reproduction et circulation du "pouvoir sur", un dispositif de domination sociale et politique. En générant et en reproduisant du rapport de domination, il efface, étouffe, délégitimise la production de nouveaux symboles. Il rend ainsi invisible et affaiblit la dynamique évolutive des rapports sociaux, ainsi que les perspectives de changement social.
Fétichisme et Société
Si la fétichisation des symboles est la tendance par laquelle les rapport sociaux s'échappent à eux mêmes pour devenir des abstractions productrices et reproductrices du pouvoir, elle est donc ce par quoi se produit la « Société du Spectacle », cette société « Unidimensionnelle » dans laquelle "tout ce qui est bon apparait et tout ce qui apparait est bon", et dont la domination - politique, sociale et traditionnelle - contribue à dans le même instant à la cristallisation, au blocage, à l'étouffement de la production symbolique, et rend invisible la dynamique des rapports sociaux.
Symbolisme et Emancipation
Contrairement à la démarche du déconstructivisme épistémologique des penseurs des courants postmodernes qui vise l'émancipation à travers la désymbolisation, l'émancipation consiste davantage dans une démarche de défétichisation/resymbolisation des rapports sociaux progressistes, d'élimination des fétiches conservateurs et réactionnaires, et de production autonome de nouveaux symboles, expression de l'évolution des rapports sociaux réels.
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Par pensée-critique le 29 Août 2012 à 22:01
Pouvoir et Puissance
En Latin, il y avait deux termes pour désigner ce que nous nommons le pouvoir.
- Potere désignait le « pouvoir sur » : la domination, le commandement, la coercition.
- Potencia désignait le « pouvoir de » : le potentiel, la capacité. Spinoza, puis Nietzsche, parlaient à ce propos de « puissance », plus particulièrement de « puissance d’agir ».
[Sur Potere et Potencia, ainsi que les concepts de puissance, nous nous référons à Spinoza, Nietzsche, ainsi qu’aux travaux d’Antonio Negri dans l’anomalie sauvage, pouvoir et puissance chez Spinoza]
En ce qui concerne potere, la domination, il est ensuite nécessaire d’en distinguer deux formes :
- Le commandement et la coercition, qui se caractérisent l’ordre impératif et l’usage de la force.
- L’influence, la manipulation, et plus largement la production du « consentement », l’adhésion à une logique d’assujettissement, qui se manifestent par le dialogue et les stratégies de communication, de persuasion. [Se référer aux travaux de Michel Foucault sur la Biopolitique, ou encore Chomsky, la fabrique du consentement]
Il nous faut encore distinguer
- les « micros-pouvoirs » : le pouvoir limité s’exerçant ponctuellement, à petite échelle.
- Le marco-pouvoir [voire Michel Foucault] : la Souveraineté, le pouvoir de jugement, de décision, et de commandement absolu, s’appliquant de manière permanente, à grande échelle, au delà des volontés des Hommes.
Il est évident qu’il n’y a pas en pratique d’un coté la capacité et de l’autre la domination. La capacité peut produire de la domination (personnelle ou dépersonnalisée), qu’elle soit matérielle, sociale ou symbolique, qu’elle aboutisse à des formes de commandement ou donne lieu à des phénomènes de notabilité, et par conséquent d’hégémonie [Gramsci], de distinction et d’imitation[Bourdieu].
De même, la domination ne peut exister sans puissance, sans potentiel, sans capacité. Ainsi, il est nécessaire de penser la relation entre « pouvoir de » et « pouvoir sur », non sur la base de l’opposition, mais conjointement, en fonction des effets, des aboutissements que ces combinaison peuvent produire.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante : la production directe de puissance implique-t-elle la production indirecte de l’impuissance chez l’autre ?
A partir du traité théologico-politique de Spinoza, il est possible de distinguer deux formes de combinaison potere-potencia
- Le pouvoir d’assujettir, produisant la dépendance du sujet envers son maître de l’impuissance, incapacité de celui qui subit à agir de manière autonome.
- Le pouvoir émancipateur, qui produit de l’autonomie, permet au sujet d’agir seul, d’accomplir son potentiel, de créer et d’innover. [Par exemple, Emile ou de l’éducation de Rousseau, ou le maître ignorant de Rancière]
Horizontalité du pouvoir et pouvoir diffus
Le concept de pouvoir diffus de Foucault est asses proche, voire complémentaires des concepts d’hégémonie culturelle (Gramsci), et d’idéologie (Marx), de violence symbolique (Bourdieu) ou encore de servitude volontaire (La Boétie). Il met l’accent sur le fait que le pouvoir n’est pas simplement vertical : incarné par un groupe social, ou une instance institutionnelle, exerçant un commandement autoritaire sur la société. D’une part, les institutions sont des constructions sociales. La dimension verticale du pouvoir d’Etat, du pouvoir juridique, de la Souveraineté n’est qu’un phénomène subjectif, imaginaire. Le pouvoir est en vérité une relation horizontale. Il est comparable à des flux, il circule plus qu’il ne s’impose. C’est une relation de consentement entre l’Homme et la société, dont la verticalité n’est qu’une illusion, un dispositif produit pour favoriser ce consentement. Il se diffuse par la médiation des structures Etatique (Ecole, Prison) et sociales (Travail, Eglise), ou encore par l’art, et, comme le soulignaient également les penseurs critiques des années 70 (les Situationnistes, l’Ecole de Frankfort, Bourdieu), les médias et la publicité.
Il est également diffus parce qu’il traverse les différentes subjectivités qui compose le monde social. Il est l’ensemble des normes morales et esthétiques, des affects, des pratiques, des idéologies relatifs à un groupe social, voire à la pluralité de groupes sociaux composant la société. Il s’incarne dans les formes matérielles, architecturales, dans l’aménagement de l’espace, et dans les formes immatérielles, c'est-à-dire les mots, les images, les symboles, les affects, les fantasmes, les formes de vérités et de légitimité. Il est ce qui structure les aspirations d’une époque, y définit les idéologies, les oppositions politiques, ce qui pose les problèmes et les manières d’y répondre.
Les savoirs-pouvoirs
Pour Foucault, le savoir, en tant que forme de vérité, est un enjeu politique. La politique est le terrain ou s’affrontent les différentes formes de pouvoir pour la légitimité, pour faire reconnaître ou imposer leurs vérités. Il rompe ainsi avec l’idée d’une science neutre et d’une vérité pure, à laquelle s’opposeraient les mythes et les idéologies. La science, ou les sciences, les vérités scientifiques, sont structurées culturellement, et donc traversés de schèmes d’évidences dont sont également issus les mythes et les idéologies (cf. également : Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société). Les mythes et les idéologies influent donc sur la formulation des vérités scientifiques, qui elles-mêmes peuvent produire des mythes et des idéologies.
Biopouvoir et Souveraineté
Michel Foucault distingue le Biopouvoir du pouvoir souverain. Tandis que le pouvoir souverain, est un pouvoir essentiellement coercitif, qui consiste à discipliner les corps et les esprits, et à réprimer toute entrave à l’ordre établi, le Biopouvoir est une nouvelle forme de gouvernementalité qui consiste à « faire vivre et laisser mourir ». Il s’agit donc d’une forme de pouvoir qui intervient dans la régulation et l’animation de la vie sociale, qui est permissive, voire incitative. Cela correspond aux mutations des formes de gouvernance dans les pays occidentaux sortant de leur inertie et éprouvant un besoin de dynamisme, passants du modèle de l’Etat gendarme, ayant pour charge d’assurer l’ordre, au modèle de l’Etat Animateur, arbitre des conflits au sein de la société civile, dont il use de la volonté et de la créativité comme moteur d’évolution.
Biopouvoir vs Biopolitique :
Tandis que Foucault semble employer indifféremment les concepts de Biopouvoir et Biopolitique, Antonio Negri introduit une distinction entre ces deux concepts. Le Biopouvoir reste une forme de pouvoir relevant des instances gouvernementales (Etats, organisation internationales), la Biopolitique relève de l’action des « multitudes », des rapports sociaux qui se construisent au sein de la société civile.
Bios et Zoé :
La réflexion de Georgio Agamben sur la Biopolitique part quant à elle d’une réflexion sur le Bios. Ce terme, d’origine Grecque, signifie la « vie ». Or Agamben remarque que les Grecs utilisaient deux termes pour désigner la vie : Bios et Zoé.
- Zoé était employé par les Grecs pour désigner le simple fait de vivre, ce qu’Agamben qualifie de « vie nue »
- Bios désignait quant à lui la vie qualifiée, la « forme de vie », ou manière de vivre spécifique à chaque entité vivante, singulière ou collective.
Pour Agamben, la manière dont le pouvoir politique gère la vie se rapporte davantage à Zoé qu’à Bios, à une gestion de la vie nue plus qu’à une tentative d’articulation des formes de vie.
Cette réflexion est à mettre en perspectives avec les thèses de Lukács sur la réification, et de Marcuse sur l’Unidimensionnalité. Gérer la « vie nue » consiste en effet à nier la singularité, la spécificité, la dimension qualitative des différentes entités vivantes et à les traiter comme des choses, des entités quantifiables, des données calculables, intégrables dans des stratégies des organismes gestionnaires. Le Biopouvoir dont parle Foucault est en fait un « Zoopouvoir », c'est-à-dire une forme de pouvoir qui reconnaît chacun comme sujet porteur de valeurs, et gère la vie non de manière arbitrale, sur le mode de l’organisation de rencontres et de dialogues entre les différentes formes de vie, ayant pour but la recherche du compromis ou du consensus (« L’agir communicationnel » d’Habermas), mais réduit toute entité vivante en quantité de choses, qu’il gère de manière instrumentale stratégique, en fonction de ses intérêts (la cybernétique de Weiner).
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Par pensée-critique le 29 Août 2012 à 21:56
Certains Philosophes parlent de Post-modernité, ou d’Hyper-modernité pour qualifier notre époque. Ceux de l’Ecole de Frankfort, et notamment Habermas, parlent quant à eux d’anti-modernité, de modernité inachevée, ou encore de proto-modernité.
Habermas distingue modernité sociale et politique, modernité artistique et culturelle, et modernité technoscientifique. Si les deux derniers peuvent être qualifiée de modernes ou même post-modernes, la modernité sociale et politique est jugée par Habermas comme inachevée, et comme allant à l’encontre de ce qu’est modernité.
L’idée de modernité prise en ce sens, revoie à la logique du progrès et de raison. Si nos sociétés ont beaucoup progressé en terme de maîtrise efficace, elles ont pourtant été à l’encontre d’une des promesses de la science, qui était d’améliorer la qualité de l’existence. On peut dire qu’une forme de la raison (la raison instrumentale, la Technique) s’est imposée et a mis au pas, écrasé les autres formes de rationalités (raison(s) sensible(s), en valeurs) et la pratique, le monde vécu, les situations de communication dans lesquelles se jouaient les médiations de sens et de symboles, c'est-à-dire en fait le monde des Gens. Les valeurs de l’Humanisme constituaient et s’organisaient en un discours du monde vécu, comme le relais des discours des Gens contre le cynisme et la cruauté du pouvoir. Ce discours était considéré comme une autre forme de la raison, comme « l’autre raison ».
Aujourd’hui, l’Humanisme est un discours moral de domination, une légitimation/justification de la domination, et un dispositif de domination. Il est passé du champ de la pratique, du monde vécu, à celui de la Technique et du Pouvoir.
L’inachèvement de la modernité réside, selon Habermas, dans la mise à l’écart du monde vécu, de la pratique, des gens. L’enjeu serait ainsi de contribuer à la production d’un véritable « espace publique », d’un lieu ou les pratiques et les mondes vécus pourraient communiquer et se donner les moyens d’améliorer l’existence de tous. Oscar Negt va quant à lui plus loin, en développant, contre le concept Habermasien d’espace publique « Bourgeois », celui d’ « espace publique oppositionnel » (Oscar Negt, L’Espace Publique Oppositionnel). « L’espace publique oppositionnel » serait celui de ceux qui ne sont pas comptés, pas écoutés, mais qui s’organisent pour exister contre le Pouvoir.
La limite de l’étude de la seule modernité sociale consiste dans le fait de considérer la modernité scientifique et la modernité artistique comme très avancées ou achevée. C’est assez clair lorsque l’on étudie le discours sur la technique et la science que tient Habermas Habermas, La Technique et la Science comme Idéologie). Selon lui, le problème de la Technique et de la Science n’est pas tant un problème interne à la science qu’un problème d’appropriation idéologique, par le pouvoir, mais aussi économique (intérêts porté envers certaines recherches et de financements en conséquence). Cette proposition est juste, mais insuffisante. Pour Marcuse, au contraire, la science n’est pas un champ autonome, séparé du monde social et culturel (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel). S’il y a bien une culture scientifique, des termes et des concepts propres à la science, il y a aussi des schémas de raisonnement, et des manières de formuler les problèmes, qui, dans la science expérimentale, sont traversées par l’imaginaire social, par les évidences culturelles instituées, par l’idéologie, et l’analogie avec d’autres champs du monde social. C’est le cas lorsque l’on dit par exemple en biologie que les cellules sélectionnent les partenaires « les plus performants » avec lesquels ils vont se composer, ou encore lorsque l’on s’inspire des mythes et des imaginaires religieux pour essayer de dépasser par la technique les limites de la Nature. C’est ici que la rencontre entre la science et l’art, la connaissance et l’utopie, peuvent donner lieu à de nouvelles découvertes, de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives historiques. Elle peut ainsi amener la production d’un discours du changement, d’un discours de subversion.
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Par pensée-critique le 25 Mars 2011 à 09:05
Dans la revue La Traverse #1
Rules for radicals, Saul Alinksy, éditions Random House, 1971. Ce livre a été traduit en français sous le titre Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, éditions Seuil, 1976. Cette édition française est épuisée, mais disponible d’occasion ou dans certaines bibliothèques.
Comment combattre efficacement les inégalités sociales, les discriminations, le capitalisme ? Que faire pour surmonter la résignation et le fatalisme ambiants ? Par où commencer ? Nous vous proposons quelques réponses à travers l’expérience et la pensée d’un militant états-unien méconnu en France, Saul Alinsky. De 1940 à 1970, cet activiste a semé la révolte dans les taudis et les quartiers pauvres de Chicago, de New York, de Boston ou de Los Angeles. Son objectif ? Aider les personnes les plus démunies à s’organiser pour améliorer leurs conditions de vie et combattre les méfaits du capitalisme. Ses méthodes ? Le travail de terrain, la patience, la ruse et l’action directe, de préférence non violente et ludique. En 1971, dans Rules for radicals, un livre-testament principalement destiné aux jeunes révolutionnaires, il décrit ses expériences, ses stratégies, sa vision du changement social. Quarante ans plus tard, découvrons ou redécouvrons la “méthode Alinsky’’.
Biographie
Qui est Saul Alinsky ? Né en 1909 de parents immigrés russes, Saul Alinsky grandit dans un quartier pauvre de Chicago, au plus près de la misère sociale. En 1927, plutôt bon élève, il intègre l’Université et débute des études de sociologie. Passionné de criminologie, il se lance en 1930 dans une thèse sur les gangs urbains de Chicago. Pendant plusieurs années, en pleine période de crise économique, Saul Alinsky étudie la mafia, approchant de près le réseau d’Al Capone. De cette plongée dans la “face obscure’’ de la ville, Alinsky aboutit à une conclusion qui le suivra toute sa vie : les principales causes de la criminalité sont les mauvaises conditions de vie, le chômage, la discrimination raciale, et de manière plus générale l’organisation capitaliste de la société. Pour affaiblir les gangs, il faut avant tout lutter contre une système social et économique injuste, raciste et inégalitaire.
Nommé criminologue dans une prison d’État de l’Illinois, Saul Alinsky s’engage de plus en plus dans la lutte politique. Il organise des collectes pour les travailleurs saisonniers de Californie, soutient financièrement la Brigade internationale en Espagne, rejoint le CIO, le plus grand syndicat ouvrier des États-Unis. Toutes ces années, plusieurs questions l’obsèdent : comment lutter plus efficacement ? Comment surmonter le climat de passivité, de divisions fratricides et de fatalisme qui règne la plupart du temps dans les milieux sociaux les plus exploités ? Comment réduire l’asymétrie entre, d’un côté, une population pressurisée, précarisée et inorganisée, et, de l’autre, des autorités, une administration et des organisations patronales solidement structurées ?
Au fil de ses expériences, Saul Alinsky imagine une stratégie possible : pour aider les personnes les plus opprimées à s’organiser, à construire des luttes autogérées, radicales et efficaces, pourquoi ne pas implanter des “animateurs politiques’’ dans les quartiers pauvres, des organizers, des spécialistes de l’organisation populaire ?
En 1939, à 31 ans, Saul Alinsky décide de mettre ses idées en pratique. Il quitte son travail et s’installe dans Back of the Yards, le quartier le plus misérable de Chicago. Au milieu des chômeurs, des ouvriers sous-payés, des baraquements sales, du climat de haine entre immigrés polonais, slaves, noirs, mexicains et allemands, Saul Alinsky commence par écouter et observer. Patiemment, il s’intègre à la vie du quartier, tisse des liens amicaux, identifie les rapports de force, cerne les principaux problèmes et des solutions possibles. Peu à peu, il suggère des rencontres entre habitants, encourage les uns et les autres à prendre la parole, à exprimer leur colère face aux propriétaires, aux autorités ou aux patrons locaux, puis à définir des revendications et imaginer des stratégies de victoire. Parmi ces stratégies, Alinsky appuie fortement les propositions d’actions directes non violentes et ludiques, et participe activement à leur organisation. Bientôt, les premières actions s’organisent : sit-in festif devant la villa d’un propriétaire véreux qui refuse de rénover un immeuble, boycott d’un magasin pour exiger des prix plus bas, lâcher de rats au conseil municipal pour obtenir la mise aux normes sanitaires de logements sociaux, auto-réduction collective des loyers, occupations d’usines, manifestations, pétitions... De luttes en luttes, les succès s’accumulent, la participation des habitants s’intensifie, les actions prennent de l’ampleur.
Trois ans plus tard, les améliorations du quartier Back of the Yards sont nettement visibles et font la une des médias locaux : de nombreux loyers ont été réduits, des bâtiments réhabilités, les services municipaux améliorés, les salaires de certaines entreprises locales augmentées, tandis que plusieurs collectifs autonomes d’habitants maintiennent une forte pression populaire. Pour Alinsky, le bilan de ces trois années d’engagement est largement positif : il a le sentiment d’avoir expérimenté une stratégie efficace et reproductible.
Pendant plus de trente ans, il va sillonner les États-Unis pour diffuser ses méthodes, former des centaines d’organizers, proposer ses talents de stratège et sa notoriété croissante au service des saisonniers mexicains en Californie, des ouvriers de l’entreprise Kodak de Rochester, des populations noires de New York, et plusieurs dizaines d’autres luttes dans tout le pays. Si Saul Alinsky déménage régulièrement, les cibles de ses actions restent généralement les mêmes : des propriétaires véreux, des maires racistes, des patrons cupides, la police...
Dans le contexte de répression politique du maccarthysme, Alinsky est plusieurs fois emprisonné. À la fin des années 60, alors que les luttes étudiantes, les mouvements civiques et les manifestations contre la guerre du Vietnam sont en plein essor, Saul Alinsky s’intéresse à l’organisation politique des classes moyennes. Dans quelle mesure ses méthodes sont-elles pertinentes et transposables dans des milieux sociaux plus aisés ? En 1971, un an avant sa mort soudaine, il publie Rules for radicals, un manuel principalement destiné aux jeunes révolutionnaires. Saul Alinsky y décrit sa vision de l’activité politique, ses réflexions et ses expériences sur les conditions du changement social.
La méthode Alinsky
Rules for radicals part du constat suivant : les populations les plus opprimées des États-Unis sont piégées dans un quotidien de survie. Elles vivent le plus souvent au jour le jour, sans grande perspective, sans assez de temps, de recul et d’énergie pour s’organiser politiquement, pour s’engager dans des stratégies de luttes, encore moins pour imaginer un bouleversement radical du système capitaliste. Des appuis extérieurs peuvent contribuer à briser cette spirale de contraintes et de résignation : les organizers. Leur but n’est pas de diriger des luttes, mais de stimuler leur essor, d’accompagner la création d’organisations populaires, les plus autogérées, indépendantes et radicales possibles vis-à-vis des pouvoirs publics, des propriétaires et des patrons.
Pour atteindre cet objectif, Saul Alinsky propose plusieurs étapes :
1/S’intégrer et observer
Une fois choisi un quartier ou un secteur de la ville particulièrement sinistré, les organizers s’y installent à plein-temps, en se finançant par des petits boulots ou par du mécénat. Dans un premier temps, leur tâche est de s’intégrer lentement à la vie du quartier, de fréquenter les lieux publics, d’engager des discussions, d’écouter, d’observer, de tisser des liens amicaux. Il s’agit de comprendre les principales oppressions vécues par la population, d’identifier leurs causes et d’imaginer des solutions. Les organizers doivent également repérer des appuis locaux possibles en se rapprochant des organisations et des personnes-clés du quartier : églises, clubs, syndics, responsables de communautés, etc. Par cet effort d’observation active, les organizers doivent en particulier déchiffrer les intérêts personnels des différents acteurs en présence. Cette notion d’intérêt personnel est récurrente dans la pensée stratégique de Saul Alinsky, pour qui l’intérêt constitue le principal moteur de l’action individuelle et collective, bien plus que les idéaux ou les utopies. Pour favoriser l’émergence de luttes sociales, Rules for radicals conseille aux organizers de concentrer leurs efforts sur les questions de logement, de salaire, d’hygiène ou de reconnaissance sociale, et voir dans quelle mesure ces problèmes peuvent faire émerger des communautés d’intérêts à l’échelle du quartier. Dans la vision d’Alinsky, les réflexions globales sur la société de consommation, sur le capitalisme ou sur le socialisme naissent dans un second temps, lorsque les personnes ne sont plus piégées dans un quotidien de survie, lorsqu’elles ont atteint un meilleur niveau d’organisation et de sécurité matérielle.
2/Faire émerger collectivement les problèmes
Lorsque les organizers ont suffisamment intégré la vie du quartier et compris ses enjeux, leur tâche est de susciter, petit à petit, des cadres propices à la discussion collective. Cette démarche peut commencer très lentement : un échange improvisé entre quelques habitants dans une cage d’escalier, au détour du marché, dans un bar... Les organizers doivent saisir toutes les occasions de créer du lien entre les habitants, et les amplifier. Il s’agit de permettre aux exaspérations, aux colères et aux déceptions de s’exprimer collectivement, afin que les habitants réalisent combien, au-delà de leurs divergences, ils partagent des préoccupations, des problèmes et des oppresseurs communs.
3/Commencer par une victoire facile
Dans l’idéal, la première action collective suggérée ou soutenue par les organizers doit être particulièrement facile, un combat gagné d’avance permettant de faire prendre conscience à la population de son pouvoir potentiel. Dans la pensée de Saul Alinsky, la recherche du pouvoir populaire est centrale : quand des personnes se sentent impuissantes, quand elles ne voient pas comment changer le cours des choses, elles ont tendance à se détourner des problèmes, à se replier sur elles-mêmes, à s’enfermer dans le fatalisme et l’indifférence. A l’inverse, quand des personnes ont du pouvoir, quand elles ont le sentiment qu’elles peuvent modifier leurs conditions de vie, elles commencent à s’intéresser aux changements possibles, à s’ouvrir au monde, à se projeter dans l’avenir. « Le pouvoir d’abord, le programme ensuite ! » est l’une des devises récurrentes de Rules for radicals. Créer une première victoire collective, même minime comme l’installation d’un nouveau point de collecte des déchets ou l’amélioration d’une cage d’escalier, permet d’amorcer une passion du changement, une première bouffée d’oxygène dans des vies asphyxiées de résignation. Les organizers doivent par conséquent consacrer un maximum de soins aux premières petites victoires, ce sont celles qui conditionnent les suivantes.
4/Organiser et intensifier les luttes
Une fois quelques victoires remportées, le but des organizers est d’encourager et d’accompagner la création de collectifs populaires permanents, afin d’élargir et d’intensifier les actions de lutte. La préparation des actions doit être particulièrement soignée et soutenue par les organizers. Les recettes d’une mobilisation réussie ? Élaborer des revendications claires et crédibles ; imaginer des stratégies inattendues, ludiques, capables de mettre les rieurs du côté de la population ; savoir jouer avec les limites de la légalité, ne pas hésiter à tourner les lois en ridicule, mais toujours de manière non-violente afin de donner le moins de prise possible à la répression ; mettre en priorité la pression sur des cibles personnalisées, aisément identifiables et localisables, un patron plutôt qu’une firme, des responsables municipaux plutôt que la mairie, un propriétaire plutôt qu’une agence immobilière ; tenir un rythme soutenu, maintenir une émulation collective ; anticiper les réactions des autorités, prévoir notamment des compromis possibles ; et, enfin, savoir célébrer les victoires par des fêtes de quartier mémorables !
Tout au long de ce processus, s’ils sont interrogés, les organizers ne doivent pas cacher leurs intentions. Ils doivent se présenter tels qu’ils sont, avec sincérité, expliquer qu’ils souhaitent soutenir la population, qu’ils sont révoltés par les injustices et les oppressions subies dans le quartier, qu’ils ont des idées pour contribuer au changement. Dans l’idéal, les organizers ont tissé suffisamment de liens avec des organisations locales, des églises, des syndics ou des communautés, pour être soutenues voire recommandées par elles. Cette phase d’expression et d’indignation collective doit rapidement s’accompagner de perspectives d’action concrètes. Si celles-ci n’émergent pas directement de la population, les organizers peuvent faire des propositions. Par contre, ils ne doivent pas prendre des décisions à la place des habitants. Dans les premières étapes de ce processus, la radicalité des revendications ne doit pas être l’obsession première des organizers. Par expérience, Alinsky constate que la radicalisation des luttes découle généralement des politiques répressives des autorités, qui supportent très mal les contestations, aussi minimes et partielles soient-elles. Les réactions de l’État, des patrons et des propriétaires, parce qu’elles dévoilent au grand jour les rapports de domination et d’injustice, durcissent et éduquent davantage la population que les grands discours militants. Par ailleurs, Alinsky constate que la majorité des personnes à, dans son for intérieur, une grande soif d’aventures collectives, une envie de bousculer l’ordre existant, de maîtriser ses conditions de vie et son destin. Une fois la première brèche ouverte dans une vie de résignation et d’impuissance, l’ardeur révolutionnaire peut se propager bien plus vite qu’on ne l’imaginait. Tout au long de cette présentation stratégique, on voit combien les organizers doivent faire preuve de qualités assez exceptionnelles : curiosité et empathie, pour comprendre la dynamique d’un quartier et tisser des liens de sympathie avec de nombreuses personnes ; ténacité et optimisme, pour ne pas se décourager face aux multiples obstacles, considérer son action sur la durée et cultiver une assurance communicative ; humilité et conviction autogestionnaire, pour savoir se mettre en retrait, ne pas prendre la tête des luttes, accepter de vivre chichement et sans grande gratification politique ; humour et imagination, pour inventer des actions ludiques et surprendre l’adversaire ; organisation et rigueur, pour savoir tenir des délais et gérer des informations multiples ; et, enfin, un talent de communication. Rules for radicals insiste longuement sur ce dernier point, qui constitue, selon Alinsky, l’un des piliers de l’activité révolutionnaire : savoir communiquer. S’exprimer clairement, utiliser un vocabulaire approprié, faire appel aux expériences et au vécu de ses interlocuteurs, être attentif aux réactions, savoir écouter, fonctionner davantage par questions que par affirmations, éviter tout moralisme, toujours respecter la dignité de l’autre, ne jamais humilier... A l’inverse, certains défauts sont éliminatoires : l’arrogance, l’impatience, le mépris des personnes jugées trop peu “radicales’’, le pessimisme, le manque de rigueur et autres comportements rapidement sanctionnés par la population. De fait, pour intervenir dans un quartier pauvre, Alinsky constate que les meilleurs organizers sont souvent ceux qui, ayant grandi dans des milieux populaires, en maîtrisent spontanément les codes de communication.
5/Se rendre inutile et partir
La méthode proposée par Saul Alinsky, répétons-le, ne vise pas à prendre la tête des luttes d’un quartier, mais à les servir, à créer de l’autonomie et de la souveraineté populaire. En conséquence, les organizers doivent savoir s’effacer à temps, transmettre leurs compétences, se rendre progressivement inutiles, puis quitter le quartier afin de rejoindre d’autres aventures politiques...
Cette brève synthèse de la “méthode Alinsky’’ est forcément incomplète. Vous trouverez dans Rules for radicals de nombreuses précisions et, surtout, des exemples concrets. Insistons sur le fait qu’il s’agit moins d’une recette prête à l’emploi que d’une démarche générale, une manière de faire qui dépend ensuite de chaque situation, de chaque quartier, nécessitant des efforts constants d’improvisation et d’adaptation.
Un appel aux jeunes révolutionnaires des classes moyennes
Rules for radicals s’intéresse également de près aux nombreux mouvements contestataires qui, depuis le milieu des années 60, agitent les États-Unis. Après la période difficile des années 50, marquée par la répression maccarthyste et l’agonie de la gauche américaine, Saul Alinsky s’enthousiasme de voir autant de monde, et surtout des jeunes, s’opposer à la guerre du Vietnam, exiger la fin des discriminations raciales, critiquer radicalement le système capitaliste, fustiger l’oligarchie au pouvoir et affirmer une soif de paix, d’égalité, de liberté et d’entraide. Dans le même temps, se basant sur son expérience politique, Alinsky exprime ses inquiétudes face à certaines tendances des nouveaux mouvements radicaux, en particulier ceux portés par les jeunes générations :
- Le morcellement des luttes : les mouvements radicaux ont de grandes difficultés à s’unir et s’élargir. En plus de la répression gouvernementale, ils semblent dévorés de l’intérieur par les querelles idéologiques, les carences organisationnelles, les ambitions personnelles ou les rivalités narcissiques. Trop souvent, ils ont tendance à se fragmenter en groupuscules en concurrence les uns avec les autres.
- Une communication médiocre : les textes radicaux sont souvent illisibles, truffés de théories complexes, coupées de la réalité et trop éloignées des préoccupations concrètes de la population. On retrouve ici l’un des leitmotivs de Saul Alinsky : « Partir de là où en sont les gens », c’est-à-dire s’intéresser au quotidien de la population avant de diffuser de grandes analyses sur la société de consommation, la démocratie représentative ou l’écologie libertaire.
- Une tendance à l’entre-soi : prôner une rupture radicale avec l’ordre établi conduit de nombreux militants à fuir les contacts avec les “gens normaux’’, jugés toujours trop matérialistes, pollueurs, sexistes, racistes, soumis et conformistes. Une culture de l’entre-soi se met progressivement en place, marquée par des attitudes, des expressions et des codes vestimentaires communs, doublée parfois d’attitudes hautaines et méprisantes vis-à-vis du reste de la société. Alinsky s’insurge contre cette tendance à consacrer davantage de temps et d’énergie à célébrer la radicalité et la “pureté’’ d’un groupe militant plutôt que de réfléchir aux stratégies pour réellement transformer la société. Rules for radicals insiste au contraire sur l’importance, pour les révolutionnaires, de s’intégrer au plus près de la population. Cette démarche politique suppose de respecter la dignité des personnes que l’on côtoie, de ne pas faire de jugement moral hâtif sur leurs idées ou sur leurs modes de vie, ou encore de savoir remettre en question ses apparences : « S’il s’aperçoit que ses cheveux longs sont un handicap, une barrière psychologique pour communiquer et s’organiser avec les gens, un authentique révolutionnaire les fait couper. »
- Un manque de réflexion stratégique : la plupart des radicaux veulent “tout, ici et maintenant’’. Ils ont du mal à inscrire leurs luttes dans la durée, à prendre en compte la nécessité de transitions, à imaginer des étapes sur plusieurs années. Ce désir d’un changement rapide et spectaculaire s’accompagne généralement d’une passion pour les grands leaders charismatiques, le romantisme révolutionnaire ou les dogmes messianiques marxistes et maoïstes, autant d’indices qui, pour Alinsky, semblent le signe d’une « recherche de révélation plutôt que de révolution ». A l’inverse, Rules for radicals envisage la révolution comme un processus lent et progressif, nécessitant un long effort d’organisation, en partant du niveau local.
- Un nihilisme désespéré : une grande partie des jeunes générations ne semble nourrir aucun espoir dans un réel changement de société par l’action politique, elle envisage l’avenir du monde sous l’angle du désastre inévitable. C’est pourquoi, à la protestation désespérée, elle a tendance préférer des “stratégies de fuite’’. Certains se replient dans des communautés coupées de la société, d’autres dans un nomadisme permanent, dans la drogue, le développement personnel ou l’ésotérisme, autant de voies qui, le plus souvent, aboutissent à des échecs personnels, à la solitude, au désespoir, à l’égocentrisme ou à la dépression. Pour Alinsky, la lutte armée s’inscrit dans cette tendance nihiliste : il s’agit d’un combat perdu d’avance qui ne peut aboutir qu’à un suicide politique. Non seulement la répression gouvernementale, féroce et disproportionnée, finit inexorablement par disloquer ou décourager les luttes clandestines, mais cette répression est acceptée par la majorité de la population qui, face à la violence, prend peur et préfère « un mauvais système qu’une bande de fous violents ».
Ces analyses critiques ont suscité, on l’imagine, de vives réactions lors de leur publication. Lucidité ou divagation d’un vieil activiste qui, au soir de sa vie, observe avec intérêt les luttes de ses contemporains ? Rules for radicals est un livre volontairement polémiste, qui, à tort ou à raison, cherche à bousculer certaines évidences portées dans les milieux radicaux. Notons qu’à l’inverse, de nombreux militants critiquaient sévèrement les méthodes de Saul Alinsky, jugées trop réformistes, trop peu révolutionnaires, trop centrées sur l’amélioration des conditions de vie des classes populaires, ce qui, sur le fond, aboutit à les intégrer davantage à la culture capitaliste dominante. Dans Rules for radicals, Alinsky répond à certaines de ces critiques. Il reconnaît que la plupart des valeurs dénoncées par la jeunesse en colère sont justement celles auxquelles les pauvres pour lesquels il a milité toute sa vie aspirent de plus en plus. Il constate que ses méthodes sont efficaces pour améliorer les conditions de vie des classes populaires, mais le sont nettement moins pour grossir les rangs des révolutionnaires anticapitalistes : même si des luttes sont très intenses pendant plusieurs années dans un quartier, seule une minorité de la population s’engage durablement, la majorité cesse de militer dès qu’elle atteint de meilleures conditions de vie. Au final, si Alinsky ne regrette pas d’avoir consacré sa vie à lutter du côté des opprimés, il exprime cependant son amertume de ne pas avoir vu les mouvements populaires auxquels il a contribué s’amplifier et se radicaliser davantage. C’est en grande partie ce constat qui conduit Alinsky à nourrir de grands espoirs dans l’activisme des classes moyennes. Celles-ci, contrairement aux classes populaires, sont moins piégées dans une précarité matérielle quotidienne. Leur contestation porte davantage sur le sens de la vie, sur les finalités de la société moderne, ce qui, pour Alinsky, semble porteur d’une grande richesse révolutionnaire. D’où ses interrogations : dans quelle mesure ses méthodes sont-elles pertinentes et transposables pour les révolutionnaires des années 70 ? Que conseiller aux radicaux d’aujourd’hui ?
Si Rules for radicals ne fournit pas de recettes politiques précises, il propose cependant quelques pistes, à travers un appel aux jeunes révolutionnaires des classes moyennes. Le contenu de cet appel ? Ne vous découragez jamais, l’histoire de l’humanité est pleine de surprises et de rebondissements ; ne fuyez pas la réalité, regardez là bien en face, étudiez-là pour trouver des brèches subversives ; prenez conscience de vos atouts : issus des classes moyennes, vous êtes les mieux placés pour comprendre leurs préoccupations, leurs langages, leurs aspirations ; rapprochez-vous des organisations existantes, les associations de consommateurs, les mouvements féministes, écologistes, civiques ; aidez ces organisations à acquérir davantage de pouvoir, utilisez aux maximum cette possibilité que nous avons encore, dans nos démocraties restreintes, de pouvoir nous organiser, de repousser les limites de la loi, d’obliger les autorités à composer avec vous ; n’oubliez jamais qu’une fois que les personnes sont organisées pour lutter sur un problème aussi banal que la pollution, elles peuvent ensuite s’attaquer à des questions beaucoup plus importantes ; augmentez patiemment la radicalité des actions, appuyez-vous sur les réactions répressives des autorités pour remettre en question tous les systèmes d’oppression qui affectent l’ensemble de la société ; unifiez les organisations locales au niveau national et international ; construisez patiemment les bases d’une organisation politique solide, autogérée et durable ; n’oubliez jamais qu’une vraie révolution commence quand elle est dans le cœur et l’esprit de la population ; les classes moyennes sont engourdies, désemparées, épouvantées, stressées, introduisez de l’action et de l’aventure dans cet univers morne et triste ; et, enfin, insistez inlassablement sur le fait que l’entraide est raisonnable et subversive, qu’on ne peut plus vivre sa vie dans son coin, ne se préoccuper que de son bien-être personnel sans se soucier de celui des autres, que si nous ne nous saisissons pas collectivement des problèmes mondiaux, nous allons vers la barbarie.
Quarante ans après, cet appel nous parle- t-il encore ? Nous le pensons, et c’est pourquoi nous recommandons Rules for radicals, un ouvrage stimulant, souvent agaçant et discutable, mais toujours espiègle, à l’image de son auteur qui, quelques mois avant sa mort, déclarait dans le magazine Playboy : « Un jour j’ai réalisé que je mourrai, que c’était simple et que je pouvais donc vivre chaque nouvelle journée, boire chaque nouvelle expérience aussi ingénument qu’un enfant. S’il y a une survie, de toute façon j’irai en enfer. Mais une fois que j’y serai, je commencerai à organiser là-bas les have-nots que j’y trouverai. Ce sont mes frères. »
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