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L'engagement militant : conscience, réseau, contexte et événement
I LA PENSEE ET L’AGIR NE CONVERGENT PAS TOUJOURS
1 Les limites de la conscientisation
Selon certaines idées reçues, récurrentes chez les acteurs du changement social, il suffirait que les gens prennent conscience des réalités qui les entourent pour commencer à agir. Les méthodes de certains groupes politiques, consistant dans l’information, la diffusion d’écrits, l’énonciation de discours, témoignent d’ailleurs de cette idée selon laquelle la conscience produirait mécaniquement de l’engagement. Pourtant, la réalité ne cesse de rappeler que l’information et la connaissance ne suffisent pas à mobiliser. Certes, elles provoquent de l’indignation, de la colère, du mécontentement. Pour autant, cette indignation, cette colère, ce ras l’bol, ne dépassent pas souvent les limites du logis pour s’exprimer dans la rue. Il s’exprime parfois (de manière totalement déformée !), dans les urnes, que ce soit par l’abstention ou le vote protestataire. Mais de cette manière, il ne communique que le silence de la personne, non sa critique de la société, ses revendications et ses idéaux.
2 Les conditions de la révolte : objectives ou subjectives ?
Le discours matérialiste sur « conditions objectives », présent dans la rhétorique marxiste, tente d’expliquer, de manière assez réductrice, cette faiblesse de l’engagement : Si les gens ne se mobilisent pas, c’est parce que les conditions objectives ne sont pas réunies. Mais de quelles « conditions objectives » s’agit-il ? Est-il question des conditions de vie matérielles ? Du niveau de développement des forces productives ? De celui des organisations de lutte sociale ?
En outre, à tous les niveaux, on peut trouver des contradictions : Les forces productives ont atteint un niveau de développement largement suffisant et contiennent encore un potentiel de développement qui ne pourrait se mettre en place que par un mouvement de transformation sociale radicale (automatisation, fin de l’obsolescence, production à durabilité maximale). Le mode de développement des sociétés industrielles avancées constitue une menace pour sa propre existence et pour la survie de l’humanité. Le chômage et la précarité ne cessent de se répandre, et nous venons de subir 30 ans de récession, ponctuées par la crise de la fin des années 2000. Les services publics et la protection sociale n’ont de cesse d’être attaqués par les gouvernements successifs (socio-libéraux et néolibéraux). Si les conditions objectives d’une révolution ne sont pas réunies, que faut-il donc ? La pénurie alimentaire ? Des milliers de morts ? On remarque d’ailleurs que cette situation, loin de favoriser l’opposition de gauche, est largement profitable à la réaction conservatrice et au retour du fascisme. Les conditions objectives susceptibles d’expliquer le non-engagement sont sans conteste celles du contrôle social : outillage policier et militaire, atomisation, individualisme, responsabilisation, culpabilisation. En outre, ces conditions sont celles que l’extrême droite revendique et contribue à mettre en place en influant et sur la société, et, presque mécaniquement, sur les politiques. Enfin, expliquer la faiblesse de l’engagement par le niveau de développement des organisations de lutte sociale est une tautologie. Le niveau de développement des organisations dépend de l’engagement, du fait qu’il en est l’aboutissement.
Par ailleurs, des révoltes et des révolutions ont eu lieu dans des contextes bien plus favorables. Il n’y a qu’à penser à la prise de pouvoir de la bourgeoisie montante lors de la Révolution Française de 1789, ou encore aux mouvements sociaux et culturels des années 60/70 (une période de croissance et de prospérité). A l’inverse, d’autres révoltes et révolutions ont eu lieu dans des conditions bien moins favorables : la Révolution Russe d’Octobre 1917, les récentes Révolutions Arabes. Par conséquent, il n’y a pas de loi déterminant que les révolutions se produisent dans les meilleures ou les pires conditions sociales. Ces révoltes on davantage en commun l’existence d’un pouvoir politique, d’une classe sociale, dominante mais de moins en moins dirigeante, c'est-à-dire qui se maintient au commandes de la société, la contrôle, mais ne lui donne plus de direction, ne la fait plus avancer, ne partage plus ses idéaux (Gramsci). Qu’en est-il aujourd’hui ? La classe dominante partage-t-elle ses idéaux avec la grande majorité de la population, on ne reste-t-elle au pouvoir que du fait de l’impuissance qu’elle parvient à générer ? Un peu des deux pourrait-on dire. Une très faible partie de la population adhère à la logique du néolibéralisme mondialisé, consent à la domination du MEDEF, mais l’adhésion à l’idéologie du capitalisme, du libéralisme économique (ou du mois aux Keynésianismes et autre forme de régulation et d’interventionniste étatique) reste prépondérante. Cette opposition entre les conséquences logiques du capitalisme libéral et les volontés de le maintenir malgré tout, en espérant le moraliser et le réinscrire à échelle humaine, se traduit assez logiquement dans une perspective réactionnaire, une volonté de retour à une situation antérieure, dans laquelle le libéralisme semblait fonctionner correctement, ou les hommes ne se sentaient pas dépossédés, par un système de domination impersonnel et difficilement saisissable, de leur pouvoir, au double sens de capacité d’agir et de domination.
Ce ne sont donc pas tant les conditions objectives qui font défaut (au contraire, il existe plus de raisons qu’il n’en faut pour se révolter !), mais les conditions subjectives. Par conditions subjectives, il ne faut pas simplement entendre la pensée, les savoirs et les orientations politiques, mais également ce qui fait de l’ « étant » un « être », ce qui le constitue en sujet, le met en action. A ce niveau, la conscience et les situations objectives sont des conditions certes nécessaires, mais insuffisantes pour générer des formes d’engagement. Réciproquement, elles peuvent, sinon y naitre, du moins se développer, évoluer et s’approfondir, dans les contextes de mobilisation, par les expériences, les rencontres, les discussions.
II CONDITIONS DE L’ENGAGEMENT :
Le Réseau
Comme nous l’avons analysé précédemment, l’engagement ne dépend pas uniquement du niveau de conscience ou des conditions objectives. L’activité politique n’est pas l’affaire de personnes isolées agissant dans leur coin sans incidence sur le monde, mais au contraire, consiste à agir sur la société pour en modifier la forme, le fonctionnement. Elle est une activité à la fois sociale et collective. Ainsi s’engager, militer, relève de phénomènes de regroupements et d’actions collectives. De ce fait, la présence, l’implantation, l’accessibilité, d’une organisation politique, syndicale, d’une association ou d’un collectif, constituent des facteurs déterminants en matière de socialisation militante. Cette présence est ce qui différencie le militant à très grande force de conviction, qui diff seul ses tracts sur le marché du dimanche matin, du militant moins déterminé qui agit au sein d’un groupe actif avec lequel il a des contacts réguliers. Sans dénigrer l’engagement du premier, il s’avère que le second peut, bien que moins déterminé, devenir plus actif, se mobiliser davantage, et participer à des initiatives de plus grande ampleur. La présence d’un groupe constitue également le facteur explicatif de certaines situations de dissonances entre les convictions du militant et celle de son groupe. Certains militants, au profil plus disciplinaires, se retrouvent parfois dans des organisations libertaires, des libertaires dans des structures autoritaires, des autogestionnaires dans des structures bureaucratiques, des révolutionnaires dans des structures réformistes. Ce ne sont pas tant les positions de l’organisation qui sont déterminantes, mais sa dynamique de groupe, qui permet à des gens qui n’agiraient pas seules de se donner un cadre d’action. Les relations d’amitié, d’attachement, sont également déterminantes en ce qui concerne à la fois dans la socialisation militante, mais aussi dans la durabilité de l’engagement. Ceci explique parfois que certains militants se trouvent de plus en plus éloignés des positions de leur groupe, mais y restent pour des raisons affinitaires.
Le contexte et l’événement
Enfin, l’engagement dépend également du contexte et des événements, c'est-à-dire de faits qui surgissent sans être anticipés, et qui ont une influence déterminante dans le cours des choses. Ils peuvent donner un regain d’intensité à l’activité militante, entrainer des volontés d’agir, de s’organiser, de se fédérer, d’échanger. Ils peuvent également transformer la nature des organisations, leur mode de fonctionnement, attirer l’attention sur des phénomènes nouveaux et élargir la critique sociale. Les mouvements sociaux des années 60-70 illustrent parfaitement cette logique de l’engagement où le contexte et l’événement sont déterminants.
CONCLUSION
Si la conscience et les conditions sociales, objectives et subjectives, constituent des facteurs incontournables de l’engagement militant, le réseau et l’implantation des différentes structures, ainsi que le contexte social et les événements qui surgissent n’en sont pas moins déterminants en matière d’engagement. De plus, le « faire ensemble », qui peut être lié au réseau, peut avoir une influence tout aussi déterminante, tant en ce qui concerne la production de formes d’engagements que dans leur modification substantielle. En effet, en se mobilisant collectivement, on traverse des expériences communes, on fait face ensemble à des réalités particulières, à certaines limites qui poussent à se mettre en question, à analyser la situation, réajuster ses positions. Ainsi, la pratique collective, l’expérience et ce qu’elle produit, sont toutes aussi importantes que les conditions matérielles, les positions dans la structure sociale, le réseau et l’implantation des structures, ou le contexte général et les événements qui surgissent.
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