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LE CONCEPT DE POUVOIR
Pouvoir et Puissance
En Latin, il y avait deux termes pour désigner ce que nous nommons le pouvoir.
- Potere désignait le « pouvoir sur » : la domination, le commandement, la coercition.
- Potencia désignait le « pouvoir de » : le potentiel, la capacité. Spinoza, puis Nietzsche, parlaient à ce propos de « puissance », plus particulièrement de « puissance d’agir ».
[Sur Potere et Potencia, ainsi que les concepts de puissance, nous nous référons à Spinoza, Nietzsche, ainsi qu’aux travaux d’Antonio Negri dans l’anomalie sauvage, pouvoir et puissance chez Spinoza]
En ce qui concerne potere, la domination, il est ensuite nécessaire d’en distinguer deux formes :
- Le commandement et la coercition, qui se caractérisent l’ordre impératif et l’usage de la force.
- L’influence, la manipulation, et plus largement la production du « consentement », l’adhésion à une logique d’assujettissement, qui se manifestent par le dialogue et les stratégies de communication, de persuasion. [Se référer aux travaux de Michel Foucault sur la Biopolitique, ou encore Chomsky, la fabrique du consentement]
Il nous faut encore distinguer
- les « micros-pouvoirs » : le pouvoir limité s’exerçant ponctuellement, à petite échelle.
- Le marco-pouvoir [voire Michel Foucault] : la Souveraineté, le pouvoir de jugement, de décision, et de commandement absolu, s’appliquant de manière permanente, à grande échelle, au delà des volontés des Hommes.
Il est évident qu’il n’y a pas en pratique d’un coté la capacité et de l’autre la domination. La capacité peut produire de la domination (personnelle ou dépersonnalisée), qu’elle soit matérielle, sociale ou symbolique, qu’elle aboutisse à des formes de commandement ou donne lieu à des phénomènes de notabilité, et par conséquent d’hégémonie [Gramsci], de distinction et d’imitation[Bourdieu].
De même, la domination ne peut exister sans puissance, sans potentiel, sans capacité. Ainsi, il est nécessaire de penser la relation entre « pouvoir de » et « pouvoir sur », non sur la base de l’opposition, mais conjointement, en fonction des effets, des aboutissements que ces combinaison peuvent produire.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante : la production directe de puissance implique-t-elle la production indirecte de l’impuissance chez l’autre ?
A partir du traité théologico-politique de Spinoza, il est possible de distinguer deux formes de combinaison potere-potencia
- Le pouvoir d’assujettir, produisant la dépendance du sujet envers son maître de l’impuissance, incapacité de celui qui subit à agir de manière autonome.
- Le pouvoir émancipateur, qui produit de l’autonomie, permet au sujet d’agir seul, d’accomplir son potentiel, de créer et d’innover. [Par exemple, Emile ou de l’éducation de Rousseau, ou le maître ignorant de Rancière]
Horizontalité du pouvoir et pouvoir diffus
Le concept de pouvoir diffus de Foucault est asses proche, voire complémentaires des concepts d’hégémonie culturelle (Gramsci), et d’idéologie (Marx), de violence symbolique (Bourdieu) ou encore de servitude volontaire (La Boétie). Il met l’accent sur le fait que le pouvoir n’est pas simplement vertical : incarné par un groupe social, ou une instance institutionnelle, exerçant un commandement autoritaire sur la société. D’une part, les institutions sont des constructions sociales. La dimension verticale du pouvoir d’Etat, du pouvoir juridique, de la Souveraineté n’est qu’un phénomène subjectif, imaginaire. Le pouvoir est en vérité une relation horizontale. Il est comparable à des flux, il circule plus qu’il ne s’impose. C’est une relation de consentement entre l’Homme et la société, dont la verticalité n’est qu’une illusion, un dispositif produit pour favoriser ce consentement. Il se diffuse par la médiation des structures Etatique (Ecole, Prison) et sociales (Travail, Eglise), ou encore par l’art, et, comme le soulignaient également les penseurs critiques des années 70 (les Situationnistes, l’Ecole de Frankfort, Bourdieu), les médias et la publicité.
Il est également diffus parce qu’il traverse les différentes subjectivités qui compose le monde social. Il est l’ensemble des normes morales et esthétiques, des affects, des pratiques, des idéologies relatifs à un groupe social, voire à la pluralité de groupes sociaux composant la société. Il s’incarne dans les formes matérielles, architecturales, dans l’aménagement de l’espace, et dans les formes immatérielles, c'est-à-dire les mots, les images, les symboles, les affects, les fantasmes, les formes de vérités et de légitimité. Il est ce qui structure les aspirations d’une époque, y définit les idéologies, les oppositions politiques, ce qui pose les problèmes et les manières d’y répondre.
Les savoirs-pouvoirs
Pour Foucault, le savoir, en tant que forme de vérité, est un enjeu politique. La politique est le terrain ou s’affrontent les différentes formes de pouvoir pour la légitimité, pour faire reconnaître ou imposer leurs vérités. Il rompe ainsi avec l’idée d’une science neutre et d’une vérité pure, à laquelle s’opposeraient les mythes et les idéologies. La science, ou les sciences, les vérités scientifiques, sont structurées culturellement, et donc traversés de schèmes d’évidences dont sont également issus les mythes et les idéologies (cf. également : Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société). Les mythes et les idéologies influent donc sur la formulation des vérités scientifiques, qui elles-mêmes peuvent produire des mythes et des idéologies.
Biopouvoir et Souveraineté
Michel Foucault distingue le Biopouvoir du pouvoir souverain. Tandis que le pouvoir souverain, est un pouvoir essentiellement coercitif, qui consiste à discipliner les corps et les esprits, et à réprimer toute entrave à l’ordre établi, le Biopouvoir est une nouvelle forme de gouvernementalité qui consiste à « faire vivre et laisser mourir ». Il s’agit donc d’une forme de pouvoir qui intervient dans la régulation et l’animation de la vie sociale, qui est permissive, voire incitative. Cela correspond aux mutations des formes de gouvernance dans les pays occidentaux sortant de leur inertie et éprouvant un besoin de dynamisme, passants du modèle de l’Etat gendarme, ayant pour charge d’assurer l’ordre, au modèle de l’Etat Animateur, arbitre des conflits au sein de la société civile, dont il use de la volonté et de la créativité comme moteur d’évolution.
Biopouvoir vs Biopolitique :
Tandis que Foucault semble employer indifféremment les concepts de Biopouvoir et Biopolitique, Antonio Negri introduit une distinction entre ces deux concepts. Le Biopouvoir reste une forme de pouvoir relevant des instances gouvernementales (Etats, organisation internationales), la Biopolitique relève de l’action des « multitudes », des rapports sociaux qui se construisent au sein de la société civile.
Bios et Zoé :
La réflexion de Georgio Agamben sur la Biopolitique part quant à elle d’une réflexion sur le Bios. Ce terme, d’origine Grecque, signifie la « vie ». Or Agamben remarque que les Grecs utilisaient deux termes pour désigner la vie : Bios et Zoé.
- Zoé était employé par les Grecs pour désigner le simple fait de vivre, ce qu’Agamben qualifie de « vie nue »
- Bios désignait quant à lui la vie qualifiée, la « forme de vie », ou manière de vivre spécifique à chaque entité vivante, singulière ou collective.
Pour Agamben, la manière dont le pouvoir politique gère la vie se rapporte davantage à Zoé qu’à Bios, à une gestion de la vie nue plus qu’à une tentative d’articulation des formes de vie.
Cette réflexion est à mettre en perspectives avec les thèses de Lukács sur la réification, et de Marcuse sur l’Unidimensionnalité. Gérer la « vie nue » consiste en effet à nier la singularité, la spécificité, la dimension qualitative des différentes entités vivantes et à les traiter comme des choses, des entités quantifiables, des données calculables, intégrables dans des stratégies des organismes gestionnaires. Le Biopouvoir dont parle Foucault est en fait un « Zoopouvoir », c'est-à-dire une forme de pouvoir qui reconnaît chacun comme sujet porteur de valeurs, et gère la vie non de manière arbitrale, sur le mode de l’organisation de rencontres et de dialogues entre les différentes formes de vie, ayant pour but la recherche du compromis ou du consensus (« L’agir communicationnel » d’Habermas), mais réduit toute entité vivante en quantité de choses, qu’il gère de manière instrumentale stratégique, en fonction de ses intérêts (la cybernétique de Weiner).
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